José Bruffaerts       Ecrivain Public

 

 

Verser son sang pour une belle Arlésienne !

 
 

 

« Les objectifs de la journée étaient atteints ; il restait à rejoindre Arles, le terme de notre première étape.  Cependant, ne pas effectuer un détour par le col de Vayède (230m) pour  visiter les Baux de Provence, aurait été impardonnable.
L’ascension du col vit apparaître les premières lassitudes de la journée et pour ce qui est du prestigieux village-forteresse envahi par des cohortes de touristes, il fut carrément escamoté.  Mais soyons francs, étions-nous venus pour le col ou pour la musardise ?

Quoi qu’il en soit, l’affluence nous fit douter de pouvoir trouver aisément un logement.  Relais appuyés se succédèrent et plus rien n’entrava la marche du T.G.V. (Touristes à grande vitesse)
« Heureux d’avoir déniché la dernière chambre du premier hôtel d’Arles, José commence à décharger ses bagages.  J’en profite pour m’éclipser, le temps de voir si l’hôtel de France situé non loin de là, n’offre pas une meilleure solution qu’un lit double à partager.  Ce sentiment pudique aura des conséquences funestes, mais va donc pour l’Hôtel de France.


Les chambres très correctes tranchent avec le café-restaurant où le peuple aboie pour surmonter le brouhaha.  Une bière y est vite ingurgitée avant d’aller se rafraîchir en haut.   Une bonne douche aura tôt fait de me remettre d’aplomb.  Pas de baignoire, et un lavabo réquisitionné par moi, oblige José à se glisser sous la douche, instrument de torture qui déverse pipi ou torrent, soit glacé soit bouillant.  Mais rassurons le futur client, le mélangeur est bien réglé, José échappe à la douche écossaise, et c’est en chantonnant qu’il s’apprête à quitter la cabine.
Malheureusement, sa sortie théâtrale, il l’a rate, et c’est de tout son long qu’il s’étale.
Ma vue se voile de rouge.  Les carrelages sont envahis un à un par une marée écarlate.  Ne me trouvant pas dans les arènes, il ne peut s’agir de sang camarguais, bien que le taureau saigné à mort qui se tortille à mes pieds, puisse me le donner à penser.
La carmagnole poussée deux secondes auparavant par le ci-devant citoyen Bruffaerts, m’égare un instant.  J’efface l’image qui traverse mon esprit, car ce n’est pas possible : ici il n’y a pas de baignoire et en outre Charlotte Corday n’était pas d’Arles mais bien d’Amont !
Ces quelques divagations n’eurent pas le mérite miraculeux de tarir les flots rouges qui dégoulinaient de l’orteil du sans-culotte.
Sortant d’une torpeur méritant la guillotine, je m’active soudainement à soumettre l’orteil de l’infortuné, à un remède digne d’une féroce et vengeresse « Marâtre sans chapia ».
Des couches de Rizzla (papier à cigarette) bleu, salé d’Ajja (tabac pour pipe) bleu, sont dare-dare appliquées sur l’orteil sanguinolent !  Le pied se rebiffe à cette mainmise nobiliaire et m’oblige à bâillonner de gaze le rebelle.
Mâté, une charrette expédie ce sans foi ni loi, rejoindre à l’hôtel-dieu les délirants, les éclopés et les amputés.
Là, deux Arlésiennes prennent l’orteil en pitié, le recousent, le cajolent, le pouponnent, ce qui loin d’enfermer mon compère dans des pensées mélancoliques et moribondes pour un morceau de chair perdu, le ragaillardisse au point que le coquin jure de rééditer son exploit»


 

C’est en ces termes que Dominique, mon fidèle compagnon, commenta ma sortie ratée en Arles.  Il est également vrai que le soir on s’est encore offert en prime le restaurant gastronomique de « l’Arlaten ».  Hélas le réveil n’en fut que plus douloureux.  Impossible de poser le pied à terre.  Le gros orteil,  en plein réveil,  refusa d’entonner le chant révolutionnaire  « Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira… »  Non,  ça n’allait vraiment pas !  Il se rebiffa contre le supplice affreux du port de la chaussure.  Une extrême délicatesse mit fin à cette quadrature.  J’exclus cependant le retour sur Bruxelles en vertu de certains sacro-saints principes que je véhicule depuis ma tendre enfance.  La capitulation hâtive, même si la barquette fait eau de toute part,  en est un.  Aussi est-il décidé de faire le point en fin de journée à l’autre extrémité de la Camargue.  Le chanteur de carmagnole n’a qu’à pédaler du talon au lieu de la pointe, et le tour est joué !  D’autant plus que comme difficulté,  il n’y a que le Mont Saint Clair à franchir en fin d’étape.  Et encore, c’est une option.  De ce sommet entre ciel et eau, toute la ville de Sète s’offre en panoramique avec en toile de fond, le bassin de Thau, ses parcs à coquillages et ses flamants roses.  L’effort vaut le coup d’œil, c’est la montagnette sacrée des Sétois.  On y va par tous les moyens.  A pied, à vélo, en bus ou en voiture ; à votre bon cœur.  C’est un labyrinthe de chemins qui donne accès au sommet. A pied, le chemin le plus court part du Lycée Paul Valéry par la rue de Belfort puis par la côte de Biscan-pas, aussi appelé chemin des 400 marches, qui conduit au pied de la croix.  Quant aux professionnels du vélo, le versant de « La Citadelle » et celui des « Pierres Blanches », dans une moindre mesure,  sont les accès classiques repris par tous les organisateurs de courses cyclistes.  Enfin, les motorisés n’ont pas d’effort à fournir, donc exit les commentaires !

Mais laissons, une fois de plus la parole à notre ami Dominique.

« L’ascension de ce mont par le chemin de la Craque suivi du chemin des Pierres Blanches n’est pas facile à trouver, car elle se situe dans la partie haute de Sète.  Après avoir escaladé quelques ruelles, avoir suivi un boulevard, vous entrez dans le vif du sujet en abordant sur votre gauche le chemin de la Craque.
Huit cents mètres avec des pourcentages allant jusqu’à 25%. De quoi avoir raison du plus costaud !

Pourtant mon ami José, après s’être traîné en travers la Camargue, tellement son pied le faisait souffrir, voulut profiter de ce que son pied fut « chaud » pour tenter l’aventure.
Grimaçant, et faisant preuve d’un courage exemplaire, il parvint à passer ce premier mur, à la force du seul pied valide qu’il lui restait.
A droite le chemin des Pierres Blanches lui offrit un court répit, avant de le replonger dans un certain calvaire.
Le mur franchi, il ne restait plus qu’à obliquer à droite vers l’esplanade, où le panorama s’étend sur la ville et son port, sur la Grande Bleue, sur l’étang de Thau, et au loin sur l’Espinouse et les Cévennes.
L’autre versant, facile à trouver, longe le musée Paul Valéry et le cimetière marin.  Bien qu’il ne présente que 21%, ce versant me semble plus coriace car jamais il ne vous laisse le temps de récupérer.  Ce côté est celui emprunté par les professionnels.
Au « Piq’ Bœuf », un des restaurants bordant les canaux du vieux port, je pus le soir venu, avouer à José que jamais j’aurais pu croire si je ne l’avais vu de mes yeux qu’un invalide puisse être capable d’une telle prouesse.  Encore bravo ! »
Ce bon mot me va droit au cœur.   Toutefois,  il y a lieu de tempérer cet éloge quand on sait que, durant toute l’année,  de nombreux unijambistes parcourent à vélo la France et la Navarre.  Une touche d’humilité n’a jamais fait de tort à qui que ce soit.
Quoi qu’il advint, la montagnette de Sète mit fin aux péripéties de la seconde étape de notre ronde du Languedoc.

 


Novembre 1994     

 

bruffaertsjo@skynet.be

Autres Voyages