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Pour étoffer mon tableau de chasse au Club des Cent Cols, il
me vint un jour l'idée de taquiner quelques bosses dans le
Massif Central. Débauchant d'abord mon complice de la belle
époque, nous convainquons ensuite nos épouses de nous
accompagner. Elles s'occuperont de l'intendance. Un
préalable ! Il est nécessaire de déloger une colonie de
squatters qui a élu domicile dans les rayons de la bécane
d'André. Les articulations de ce dernier ne baignent pas
davantage dans l'huile. Bof ! Il en a vu d'autres !
Nous sommes à la fin du mois d’avril. Les touristes
n’ont pas encore envahi le cœur des Cévennes alors que le
Parc National se libère petit à petit de sa torpeur
hivernale.
Bessèges. La vallée de la Cèze et celle du Luech prêtent
leurs cadres à nos premiers tours de roue. La région, faite
de mamelons boisés séparés entre eux par des gardons, brosse
les premières impressions de la nature cévenole. Il règne
une douceur méditerranéenne dans le fond des vallées.
Aussi, avant d'avoir pu trouver le temps long, les uns et
les autres nous nous retrouvons à l'heure et à l'endroit qui
a été convenu pour le déjeuner sur l'herbe.
Le pique-nique, qui est pris
au bord du Luech, déborde un tant soit sur l'horaire de
l'après-midi. Ce petit contretemps m'invite à prendre les
devants sans mon partenaire parce que la pente est raide et
que sa digestion risque de lui donner du fil à retordre. On
accorde donc nos violons. André bénéficiera du lift de la
voiture jusqu'au moment où je serai rattrapé. Pendant que
les dulcinées rassemblent les reliefs du casse-croûte, il
s'offre un havane en guise de dessert. Un sourire perfide
illumine sa tronche quand il me voit arracher les premières
longueurs de la côte de la Jasse. A cette allure, il n'ira
pas loin, se dit-il, et ayant fixé son vélo sur la galerie,
il se répand comme un pacha sur la banquette arrière en
attendant le bon vouloir de ces dames de vider les lieux.
L'attente est trop longue pour notre gaillard impatient qui
se met à houspiller sa belle.
Alors, ça vient ? clame-t-il sèchement. Vous n'allez quand
même pas mettre toute la journée à faire le ménage ? Les
femmes, qui sont de mèche, s'arrêtent de le faire mousser et
lancent l'auto dans un match poursuite.
Au bout de quelques minutes, ne m'apercevant toujours pas,
il exhorte la conductrice d’écraser le champignon.
Nom di djue ! Tu le fais exprès de lambiner, s'écrie-t-il
! Il s'excite, il fulmine, il tempête. Il a beau péter les
plombs, rien n'y fait. Point de cyclo en point de mire.
Entre-temps les zygomatiques des femmes sont au bord des
larmes. Lui par contre ne tient plus en place. Il trépigne
de rage, tape des pieds, tance sa compagne pour qu'elle
accélère. C'est pas possible qu'il ait pris une telle
avance, lance-t-il. Je suis sûr qu'il a coupé au court. En
fait, il s'en veut d'être tombé sur un bec de gaz. Son
projet non avoué de me coiffer au sommet a fait long feu.
Pendant ce temps-là, j'écrase les pédales. J'arrache.
J'enroule la grande soucoupe. Je suis à fond la caisse.
Tant et si bien que je parviens à effacer dix ans de
bizutage dans ce seul col de Portes. Le jour de gloire est
arrivé ! Enfin !
La jonction se fait finalement au carrefour de la "Route des
Crêtes" où nous épinglons une kyrielle de petits cols qui
nous fait échouer à Pont-de-Monvert sur le Tarnon au pied du
Mont Lozère.
Le lendemain à la première
heure, je fausse compagnie à mon entourage pour accrocher à
mon tableau de chasse le col des Finiels. La route qui y
accède se fraie un passage dans un énorme clapier dont le
sommet repose encore sous une épaisse calotte de neige.
Quelle idée saugrenue d’aller me fourrer dans un paysage
aussi chaotique ? Je ne m’éternise pas dans cet univers
lunaire.
A mon retour, l’ami André, avocat au barreau de Bruxelles,
n’apprécie guère mon escapade. Aussi ne me laisse-t-il pas
le temps de respirer et me presse pour mettre le cap plein
sud. C’est par une route confidentielle que nous pénétrons
dans la forêt d’Altefage. Hormis l’éveil de la nature et le
doux ronronnement de nos pédaliers, c’est le silence le plus
complet. Le calme intégral. On se croirait sur une autre
planète. Une planète verte où les espaces ouverts côtoient
les lisières, les boqueteaux et les buissons.
La départementale qui monte au col du Sapet s’élève en pente
douce. On avance lentement. Les champs de myrtilles et
d'airelles alternent avec les rangées de saules et d'aulnes
qui bourgeonnent. La nature prend ses couleurs
printanières.
Chemin faisant, nous distinguons loin devant nous, au bout
d'une ligne droite, deux formes indistinctes qui se
détachent d’un massif de broussaille. Qu’est-ce que ça peut
être ? Des cruches sur une décharge publique ? Non, c’est
pas possible une décharge ici ! Un dépotoir clandestin ?
Perplexité ! On se rapproche de quelques mètres. Nous
apercevons déjà plus nettement les deux objets qui ont des
couleurs différentes. La première est noire, parsemée de
blanc et, ça et là, une tache rouge. L’autre est terne.
Notre progression se poursuit à un train de sénateur. A la
lisière d'un bois, à quelques mètres de notre pôle
d'attraction, une des deux potiches, la moins jolie, prend
un envol lourd et majestueux fracassant toute la verdure
naissante sur son passage. L'autre, un énorme volatile
furibard s'agite à qui mieux mieux. Sa robe de jais est
égayée d'un beau jabot de plumes sous le bec et d'un trait
de fard rouge sur la paupière. Tout de noir vêtu, l'oiseau
se reconnaît au premier coup d'œil à sa morphologie. Nous
sommes en présence d'un grand tétras.

Le grand tétras
Woaw !! Nous venons
d’interrompre la grande cérémonie des épousailles d’un
couple de coqs de bruyère. Maintenant si la poule s’est
enfuie, il n'en va pas de même du coq qui défend âprement
son territoire. Celui-ci n'a plus envie de dodeldire, il
nous gratifie plutôt d'un chant de guerre. Il tourne en
rond. Soufflant, menaçant, ramassé sur lui-même, il nous
affronte de face. Son bec crochu nous invite à rester à
distance. La bestiole nous méduse. Sa crête d’un rouge
écarlate monte, descend, remonte encore. Dressé sur ses
ergots, il avance, il recule, il est prêt à combattre. Il
est bien décidé à ne point céder un pouce de son lek car il
sait que s'il quitte le territoire, un rival viendra
roucouler sur ses terres pour courtiser sa donzelle. Il
nous menace prêt à ouvrir les hostilités. Le ballet qui
prend des allures de danse du scalp nous impressionne et
nous incite à vider les lieux au plus tôt. Casanova peut
rappeler sa belle. Hélas, sa séance de séduction est à
recommencer. Au plus tôt. Avec un peu de chance, si ses
roucoulements se font suffisamment langoureux, il aura des
chances de revoir apparaître sa dulcinée pour une nouvelle
parade amoureuse. Nous sommes navrés quelque part car si
nous avions fait preuve d'un peu plus de discrétion, nous
aurions été gratifiés d'une belle roue nuptiale et notre
Roméo eût été moins frustré. Dommage ! Témoins malgré
nous, nous avons assisté à un spectacle que très peu
d'ornithologues ont l’occasion d’observer, ne fût-ce qu’une
seule fois dans leur vie.
Une descente vertigineuse nous emmène dans la vallée de la
Mimente (Florac) où le col de l’Oumenet se dresse aussitôt
devant nous. C’est le premier véritable juge de paix du
périple et mon avocat le passe avec brio. Après une courte
halte à Barre-des-Cévennes, nous achevons la journée en
flânant sur la Corniche des Cévennes. Le temps est radieux.
Relais du col de l’Exil. Nous profitons de la douceur du
climat pour écluser, sous une treille, une bonne trappiste
de chez nous. Ensuite, c'est en roue libre que nous gagnons
"L'Oronge" de St Jean du Gard, qui est l'étape du jour.
L’apéro du soir est rehaussé par la présence de
l’organisateur de la « Huit en Haute Gardonnenque », brevet
cyclotouriste musclé du jour suivant, qui nous initie à la
« mauresque », un mélange de pastis et de sirop de cassis.
Encore un bon moment de cyclotourisme en attendant le
lendemain.
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Transhumance dans l ' Aigoual |
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Le soleil n'est pas levé.
Pourtant, il règne déjà une forte animation à Saint Jean du
Gard. Nous sommes le 1er mai. Les
cyclos-randonneurs du bourg organisent leur brevet qui
rassemblent des cyclotouristes venus des quatre coins de la
Provence. Alors que mes partenaires ont inscrit le Cirque
de Navacelles et les gorges de la Vis à leur programme, je
préfère arpenter, pour ma part, les puechs de la "Huit en
Haute Gardonnenque". Hélas, Phébus fera la gueule tout au
long des 135 km du parcours. Du col du Mercou, de
Saint-Roman-De-Tousques, du col du Pas, du col de l'Asclié
et du pont moutonnier, de tous ces sommets perdus dans la
brouillasse, je ne conserverai en souvenir que les
tribulations pour rendre un peu de vie à un doigt gourd.
Une exception à la règle : la côte de Gabriac qui fait la
jonction entre la Vallée Française et la Corniche des
Cévennes. Une côte d'anthologie qui transporte le grimpeur
au septième ciel.
C'est au vin d'honneur que je retrouve mes partenaires qui
ont mis à profit leur temps libre. Ils ont dégotté une
auberge huppée dans la vallée du Mialet. Une soirée sous le
signe de la bonne chère nous attend.
Les jours se suivent et se ressemblent. Nous sommes
réveillés par le martèlement de la pluie. André renonce au
vélo et préfère visiter la Bambuseraie de Prafrance en
compagnie des dames. A nouveau, je me lance seul dans
l'aventure et m'en vais rallier Le Vigan via les cols de
Traviargues, de Bane, du Puech, de la Tourte, du Rédarès,
de la Bantarde et le cap de Coste. Le temps infecte me
donne des ailes à tel point qu'ils me retrouvent, trempé
comme une soupe, dans un bistrot de la cité cévenole.
Terminé le vélo pour aujourd'hui. On se met en quête d'une
auberge sympathique qui est découverte à Avèze.
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La bambouseraie de Prafrance |
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Cinquième et avant-dernier
jour du périple. André, qui n'a plus enfourché son vélo
depuis deux jours, veut absolument faire une partie de
manivelles quoique le Mont Aigoual soit gommé du paysage.
Il est agité comme une puce dès le saut du lit. Equipé de
pied en cape, il est le premier à se présenter au petit
déjeuner. Ses chaussettes norvégiennes qui lui arrivent
jusqu'en dessous des genoux et son bonnet de laine lui
donnent davantage un air de chasseur de castors que de
cycliste. Peu lui importe puisqu'il se contrefiche
éperdument des gorges chaudes.
Nous adressons nos dernières recommandations à nos épouses,
et tirant une ultime bouffée de son cigare, André convient
d'un endroit dans l'Espérou pour y faire ripaille.
Gonflés à bloc, nous dévalons sur Le Vigan et entamons la
pédale légère le col des Mourèzes. Le temps que j'enlève
mon survêtement, André s'envole vers le sommet comme s'il
avait le feu à l’arrière train. Comme son sens de
l'orientation est nul…je tire au cul et savoure l'odeur des
châtaigniers en fleur et la forte fragrance des lilas.
Après une brève descente sur Mandagout, nous obliquons à
sénestre qui nous impose le tout à gauche. Cette entrée en
matière du col de la Lusette promet bien du plaisir pour la
suite des opérations. En altitude, les nuages opaques ne
décollent pas de leur point d'ancrage.
Puech-Arnal. La pente s'accentue davantage, André approche
au paroxysme de l'effort. Je lui adresse un mot
d'encouragement, ensuite je m'octroie une giclée et m'en
vais l'attendre trois lacets plus haut. Il se pointe enfin
! Le visage pivoine, le voilà qui crache ses poumons. Le
havane lui sort même par les oreilles.
Tout à coup, il m'apostrophe parce que je n'ai rien à lui
mettre sous la dent. De mieux en mieux, il me reproche
amèrement mon imprévoyance. Dix huit bornes parcourues en
une heure et demie : voilà la performance ! Nous
poursuivons notre ascension. Il poursuit son calvaire. Nos
épouses nous rattrapent au moment où nous pénétrons dans le
crachin. Nous cassons la croûte en triple vitesse car la
brume nous glace. Mon partenaire claque des billes et
décampe en poussant sa bécane sans péter un mot. Comme je
le dépasse, il me crie sur un ton exaspéré : "Attends-moi,
nom di djue. Tu ne vas quand même pas recommencer ton
cirque !" Il n'y a plus rien à voir, maintenant. Des
éboulis encombrent la route. André se cramponne tant bien
que mal à ma roue. Comme il est sur le point de rendre son
dernier souffle, la pente s'adoucit, le soleil sourit
timidement et les premiers chalets de l'Espérou font leur
apparition. André a son compte. Le mien est bon. Le cap
des cent cols est atteint.
Pendant qu'il se repose auprès des dames, je poursuis
l'ascension vers l'Aigoual. D'immenses congères, qui
bordent la route, me renvoient au cœur de l'hiver. Une
pluie verglacée me cueille au sommet et me contraint à faire
le tour de l'observatoire sans lever les yeux. L'horizon est
bouché. Le panorama sur la Grande Bleue est remis à la
Saint-Glinglin. Je rejoins la fine équipe à l'antre de
Bramabiau, un site géologique fréquenté par les touristes.
Quand les hautes eaux se précipitent hors de cette grande et
sombre crevasse, une sourde rumeur monte vers la montagne.
Courte pause en ces lieux divins.
André, qui a repris des forces, m'accompagne sur le chemin
du retour. Celui-ci nous réserve encore à hauteur du col
du Minier de splendides panoramas sur le village d'Aulas et
le Causse de Bandas. Vaut le coup d'œil !
Voilà une journée qui compte dans la vie d'un cyclotouriste
!
L'itinéraire de la dernière
étape fait abstraction de raidillon ou autre gâterie
appréciée par les grimpeurs. Une journée de tourisme pur.
Les gorges de la Dourbie et les villages accrochés au rocher
sont un vrai régal visuel. Le Causse Noir se franchit les
doigts dans le nez et comme c'est une steppe désertique,
nous filons sans tarder sur le Rozier qui est un petit
centre blotti au pied des Grandes Causses au confluent de la
Jonte et du Tarn. Le mauve est à l'honneur. Les façades de
toutes les maisons sont recouvertes de guirlandes
entrelacées de glycines mauves et blanches. Magnifique !
Nous remontons les gorges du Tarn par une route déserte.
Cela ne doit pas se présenter souvent !
Les Vignes : copie conforme au Rozier. Le soleil, qui pour
une fois n'est pas avare de ses rayons, nous invite à
lanterner sur la terrasse de l'auberge du château de La
Malène. Il nous reste du temps à tuer puisque nous avons
décidé de faire étape à Sainte Enimie. Donc comme il n'y a
pas le feu, André sirote une seconde anisette pendant que
j'escalade les sept lacets qui donnent accès au Causse
Méjean. Quatre kilomètres d'ascension pour un dénivelé de
375 m.

Les lacets de La Malène
A mon retour, André, qui
excelle dans la provocation, me souffle gentiment : "Dans
les premiers lacets, ton rythme était excellent mais par la
suite, il ne valait pas mieux que le mien dans le col de la
Lusette". La belle affaire ! Quel Judas !
Hélas, toutes les histoires ont une fin et le lendemain
soir, nous soupions à Bruxelles.
Printemps 1984
bruffaertsjo@skynet.be

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