José Bruffaerts       Ecrivain Public

 

 

UNE   RONDE  CEVENOLE

 
 

 

Pour étoffer mon tableau de chasse au Club des Cent Cols, il me vint un jour l'idée de taquiner quelques bosses dans le Massif Central.  Débauchant d'abord mon complice de la belle époque, nous convainquons ensuite nos épouses de nous accompagner. Elles s'occuperont de l'intendance.  Un  préalable !  Il est nécessaire de déloger une colonie de squatters qui a élu domicile dans les rayons de la bécane d'André.  Les articulations de ce dernier ne baignent pas davantage dans l'huile.  Bof !  Il en a vu d'autres !
Nous sommes à la fin du mois d’avril.  Les touristes n’ont pas encore envahi le cœur des Cévennes alors que le Parc National se libère petit à petit de sa torpeur hivernale.

Bessèges.  La vallée de la Cèze et celle du Luech prêtent leurs cadres à nos premiers tours de roue.  La région, faite de mamelons boisés séparés entre eux par des gardons, brosse les premières impressions de la nature cévenole.  Il règne une douceur méditerranéenne dans le fond des vallées.  Aussi, avant d'avoir pu trouver le temps long, les uns et les autres nous nous retrouvons à l'heure et à l'endroit qui a été convenu pour le déjeuner sur l'herbe.

La vallée de la Cèze

Hameau des Finiels

Le pique-nique, qui est pris au bord du Luech, déborde un tant soit sur l'horaire de l'après-midi.  Ce petit contretemps m'invite à prendre les devants sans mon partenaire parce que la pente est raide et que sa digestion risque de lui donner du fil à retordre.  On accorde donc nos violons.  André bénéficiera du lift de la voiture jusqu'au moment où je serai rattrapé.  Pendant que les dulcinées rassemblent les reliefs du casse-croûte, il s'offre un havane en guise de dessert.  Un sourire perfide illumine sa tronche quand il me voit arracher les premières longueurs de la côte de la Jasse.  A cette allure, il n'ira pas loin, se dit-il, et ayant fixé son vélo sur la galerie, il se répand comme un pacha sur la banquette arrière en attendant le bon vouloir de ces dames de vider les lieux.  L'attente est trop longue pour notre gaillard impatient qui se met à  houspiller sa belle.
Alors, ça vient ? clame-t-il sèchement.  Vous n'allez quand même pas mettre toute la journée à faire le ménage ?  Les femmes, qui sont de mèche, s'arrêtent de le faire mousser et lancent l'auto dans un match poursuite.
Au bout de quelques minutes, ne m'apercevant toujours pas, il exhorte la conductrice d’écraser le champignon.
Nom di djue !  Tu le fais exprès de lambiner, s'écrie-t-il !  Il s'excite, il fulmine, il tempête.  Il a beau péter les plombs, rien n'y fait.  Point de cyclo en point de mire.  Entre-temps les zygomatiques des femmes sont au bord des larmes.  Lui par contre ne tient plus en place.  Il trépigne de rage, tape des pieds, tance sa compagne pour qu'elle accélère.  C'est pas possible qu'il ait pris une telle avance, lance-t-il.  Je suis sûr qu'il a coupé au court.  En fait, il s'en veut d'être tombé sur un bec de gaz.  Son projet non avoué de me coiffer au sommet a fait long feu.
Pendant ce temps-là, j'écrase les pédales.  J'arrache.  J'enroule la grande soucoupe.  Je suis à fond la caisse.  Tant et si bien que je parviens à effacer dix ans de bizutage dans ce seul col de Portes. Le jour de gloire est arrivé !  Enfin !
La jonction se fait finalement au carrefour de la "Route des Crêtes" où nous épinglons une kyrielle de petits cols qui nous fait échouer à Pont-de-Monvert sur le Tarnon au pied du Mont Lozère.   

Le lendemain à la première heure, je fausse compagnie à mon entourage pour accrocher à mon tableau de chasse le col des Finiels.  La route qui y accède se fraie un passage dans un énorme clapier dont le sommet repose encore sous une épaisse calotte de neige.  Quelle idée saugrenue d’aller me fourrer dans un paysage aussi chaotique ?  Je ne m’éternise pas dans cet univers lunaire.
A mon retour, l’ami André, avocat au barreau de Bruxelles, n’apprécie guère mon escapade.   Aussi ne me laisse-t-il pas le temps de respirer et me presse pour mettre le cap plein sud.  C’est par une route confidentielle que nous pénétrons dans la forêt d’Altefage.  Hormis l’éveil de la nature et le doux ronronnement de nos pédaliers, c’est le silence le plus complet.  Le calme intégral.  On se croirait sur une autre planète.  Une planète verte où les espaces ouverts côtoient les lisières, les boqueteaux et les buissons.
La départementale qui monte au col du Sapet s’élève en pente douce.  On avance lentement.  Les champs de myrtilles et d'airelles alternent avec les rangées de saules et d'aulnes qui bourgeonnent.  La nature prend ses couleurs printanières.
Chemin faisant, nous distinguons loin devant nous, au bout d'une ligne droite, deux formes indistinctes qui se détachent d’un massif de broussaille.  Qu’est-ce que ça peut être ?  Des cruches sur une décharge publique ?  Non, c’est pas possible une décharge ici !  Un dépotoir clandestin ?  Perplexité !  On se rapproche de quelques mètres.  Nous apercevons déjà plus nettement les deux objets qui ont des couleurs différentes.  La première est noire, parsemée de blanc et,  ça et là,  une tache rouge.  L’autre est terne.
Notre progression se poursuit à un train de sénateur.  A la lisière d'un bois, à quelques mètres de notre pôle d'attraction, une des deux potiches, la moins jolie, prend un envol lourd et majestueux fracassant toute la verdure naissante sur son passage.  L'autre, un énorme volatile furibard s'agite à qui mieux mieux.   Sa robe de jais est égayée d'un beau jabot de plumes sous le bec et d'un trait de fard rouge sur la paupière. Tout de noir vêtu, l'oiseau se reconnaît au premier coup d'œil à sa morphologie.  Nous sommes en présence d'un grand tétras.

Le grand tétras
 

Woaw !!  Nous venons d’interrompre la grande cérémonie des épousailles d’un couple de coqs de bruyère. Maintenant si la poule s’est enfuie, il n'en va pas de même du coq qui défend âprement son territoire. Celui-ci n'a plus envie de dodeldire, il nous gratifie plutôt d'un chant de guerre.  Il tourne en rond.  Soufflant, menaçant,  ramassé sur lui-même, il nous affronte de face.  Son bec crochu nous invite à rester à distance.  La bestiole nous méduse.  Sa crête d’un rouge écarlate monte, descend, remonte encore.  Dressé sur ses ergots, il avance, il recule, il est prêt à combattre.  Il est bien décidé à ne point céder un pouce de son lek car il sait que s'il quitte le territoire, un rival viendra roucouler sur ses terres pour courtiser sa donzelle.  Il nous menace prêt à ouvrir les hostilités.  Le ballet qui prend des allures de danse du scalp nous impressionne et nous incite à vider les lieux au plus tôt. Casanova peut rappeler sa belle. Hélas,  sa séance de séduction est à recommencer.  Au plus tôt.   Avec un peu de chance, si ses roucoulements se font suffisamment langoureux, il aura des chances de revoir apparaître sa dulcinée pour une nouvelle parade amoureuse.  Nous sommes navrés quelque part car si nous avions fait preuve d'un peu plus de discrétion, nous aurions été gratifiés d'une belle roue nuptiale et notre Roméo eût été moins frustré.  Dommage ! Témoins malgré nous,   nous avons assisté à un spectacle que très peu d'ornithologues ont l’occasion d’observer,  ne fût-ce qu’une seule fois dans leur vie.
Une descente vertigineuse nous emmène dans la vallée de la Mimente (Florac) où le col de l’Oumenet se dresse aussitôt devant nous.  C’est le premier véritable juge de paix du périple et  mon avocat le passe avec brio.  Après une courte halte à Barre-des-Cévennes, nous achevons la journée en flânant sur la Corniche des Cévennes.  Le temps est radieux.
Relais du col de l’Exil.  Nous profitons de la douceur du climat pour écluser,  sous une treille, une bonne trappiste de chez nous.  Ensuite, c'est en roue libre que nous gagnons "L'Oronge" de St Jean du Gard, qui est l'étape du jour.  L’apéro du soir est rehaussé par la présence de l’organisateur de la « Huit en Haute Gardonnenque », brevet cyclotouriste musclé du jour suivant, qui nous initie à la « mauresque », un mélange de pastis et de sirop de cassis.  Encore un bon moment de cyclotourisme en attendant le lendemain.

Le Relais de l'Exil

Transhumance dans l ' Aigoual

Le soleil n'est pas levé. Pourtant, il règne déjà une forte animation à Saint Jean du Gard. Nous sommes le 1er mai.  Les cyclos-randonneurs du bourg organisent leur brevet qui rassemblent des cyclotouristes venus des quatre coins de la Provence.  Alors que mes partenaires ont inscrit le Cirque de Navacelles et les gorges de la Vis à leur programme, je préfère arpenter, pour ma part,  les puechs de la "Huit en Haute Gardonnenque".  Hélas, Phébus fera la gueule tout au long des 135 km du parcours.  Du col du Mercou, de Saint-Roman-De-Tousques, du col du Pas, du col de l'Asclié et du pont moutonnier, de tous ces sommets perdus dans la brouillasse, je ne conserverai en souvenir que les tribulations pour rendre un peu de vie à un doigt gourd.
Une exception à la règle : la côte de Gabriac qui fait la jonction entre la Vallée Française et la Corniche des Cévennes.  Une côte d'anthologie qui transporte le grimpeur au septième ciel.
C'est au vin d'honneur que je retrouve mes partenaires qui ont mis à profit leur temps libre.  Ils ont dégotté une auberge huppée dans la vallée du Mialet.  Une soirée sous le signe de la bonne chère nous attend.
Les jours se suivent et se ressemblent.  Nous sommes réveillés par le martèlement de la pluie.  André renonce au vélo et préfère visiter la Bambuseraie de Prafrance en compagnie des dames.  A nouveau, je me lance seul dans l'aventure et m'en vais rallier Le Vigan  via les cols de Traviargues, de Bane,  du Puech, de la Tourte, du Rédarès, de la Bantarde et le cap de Coste.  Le temps infecte me donne des ailes à tel point qu'ils me retrouvent, trempé comme une soupe, dans un bistrot de la cité cévenole.  Terminé le vélo pour aujourd'hui.  On se met en quête d'une auberge sympathique qui est découverte à Avèze.

La bambouseraie de Prafrance

L' abîme de Bramabiau

Cinquième et avant-dernier jour du périple.  André, qui n'a plus enfourché son vélo depuis  deux jours, veut absolument faire une partie de manivelles quoique le Mont Aigoual soit gommé du paysage.  Il est agité comme une puce dès le saut du lit.  Equipé de pied en cape, il est le premier à se présenter au petit déjeuner.  Ses chaussettes norvégiennes qui lui arrivent jusqu'en dessous des genoux et son bonnet de laine lui donnent davantage un air de chasseur de castors que de cycliste.  Peu lui importe puisqu'il se contrefiche éperdument des gorges chaudes.
Nous adressons nos dernières recommandations à nos épouses, et tirant une ultime bouffée de son cigare, André convient d'un endroit dans l'Espérou pour y faire ripaille.
Gonflés à bloc, nous dévalons sur Le Vigan et entamons la pédale légère le col des Mourèzes.  Le temps que j'enlève mon survêtement, André s'envole vers le sommet comme s'il avait le feu à l’arrière train.  Comme son sens de l'orientation est nul…je tire au cul et savoure l'odeur des châtaigniers en fleur et la forte fragrance des lilas.  Après une brève descente sur Mandagout, nous obliquons à sénestre qui nous impose le tout à gauche.  Cette entrée en matière du col de la Lusette promet bien du plaisir pour la suite des opérations.  En altitude, les nuages opaques ne décollent pas de leur point d'ancrage.
Puech-Arnal. La pente s'accentue davantage, André approche au paroxysme de l'effort.  Je lui adresse un mot d'encouragement, ensuite je m'octroie une giclée et m'en vais l'attendre trois lacets plus haut.  Il se pointe enfin ! Le visage pivoine, le voilà qui crache ses poumons. Le havane lui sort même par les oreilles.
Tout à coup, il m'apostrophe parce que je n'ai rien à lui mettre sous la dent.  De mieux en mieux, il me reproche amèrement mon imprévoyance.  Dix huit bornes parcourues en une  heure et demie : voilà la performance !  Nous poursuivons notre ascension.  Il poursuit son calvaire.  Nos épouses nous rattrapent au moment où nous pénétrons dans le crachin.  Nous cassons la croûte en triple vitesse car la brume nous glace.  Mon partenaire claque des billes et décampe en poussant sa bécane sans péter un mot.  Comme je le dépasse, il me crie sur un ton exaspéré : "Attends-moi, nom di djue.  Tu ne vas quand même pas recommencer ton cirque !"  Il n'y a plus rien à voir, maintenant.  Des éboulis encombrent la route.  André se cramponne tant bien que mal à ma roue.  Comme il est sur le point de rendre son dernier souffle, la pente s'adoucit, le soleil sourit timidement et les premiers chalets de l'Espérou font leur apparition.  André a son compte.  Le mien est bon.  Le cap des cent cols est atteint.
Pendant qu'il se repose auprès des dames, je poursuis l'ascension vers l'Aigoual.   D'immenses congères, qui bordent la route, me renvoient au cœur de l'hiver.  Une pluie verglacée me cueille au sommet et me contraint à faire le tour de l'observatoire sans lever les yeux. L'horizon est bouché.    Le panorama sur la Grande Bleue est remis à la Saint-Glinglin. Je rejoins la fine équipe à l'antre de Bramabiau, un site géologique fréquenté par les touristes.  Quand les hautes eaux se précipitent hors de cette grande et sombre crevasse, une sourde rumeur monte vers la montagne.  Courte pause en ces lieux divins.
André,  qui a repris des forces,  m'accompagne sur le chemin du retour.  Celui-ci  nous réserve encore à hauteur du col du Minier de splendides panoramas sur le village d'Aulas et le Causse de Bandas.  Vaut le coup d'œil !
Voilà une journée qui compte dans la vie d'un cyclotouriste !

L'itinéraire de la dernière étape fait abstraction  de raidillon ou autre gâterie appréciée par les grimpeurs. Une journée de tourisme pur.  Les gorges de la Dourbie et les villages accrochés au rocher sont un vrai régal visuel.  Le Causse Noir se franchit les doigts dans le nez et comme c'est une steppe désertique, nous filons sans tarder sur le Rozier qui est un petit centre blotti au pied des Grandes Causses au confluent de la Jonte et du Tarn.  Le mauve est à l'honneur.  Les façades de toutes les maisons sont recouvertes de guirlandes entrelacées de glycines mauves et blanches.  Magnifique !
Nous remontons les gorges du Tarn par une route déserte.  Cela ne doit pas se présenter souvent !
Les Vignes : copie conforme au Rozier.  Le soleil, qui pour une fois n'est pas avare de ses rayons, nous invite à lanterner sur la terrasse de l'auberge du château de La Malène.  Il nous reste du temps à tuer puisque nous avons décidé de faire étape à Sainte Enimie.  Donc comme il n'y a pas le feu, André sirote une seconde anisette pendant que j'escalade les sept lacets qui donnent accès au Causse Méjean.  Quatre kilomètres d'ascension pour un dénivelé de 375 m.

Les lacets de La Malène
 

A mon retour, André, qui excelle dans la provocation, me souffle gentiment : "Dans les premiers lacets, ton rythme était excellent mais par la suite, il ne valait pas mieux que le mien dans le col de la Lusette".  La belle affaire !  Quel Judas !
Hélas, toutes les histoires ont une fin  et le lendemain soir, nous soupions à Bruxelles.

 

Printemps 1984

 

bruffaertsjo@skynet.be

Autres Voyages