José Bruffaerts       Ecrivain Public

 

     
 

 
 

Le Col des Champs

Alpes-de-Haute-Provence.

          Sortie de la petite cité fortifiée de  Colmars-les-Alpes.  A hauteur du Fort de Savoie, une venelle se cabre et s’échappe par une tangente en direction du col des Champs (2093m). 

Km 0.
Douze bornes à passer à la moulinette vont largement me donner le temps de tricoter une digression.  Accrochez-vous, c’est parti !
De tous temps, le monde du vélo s’est plu d’affubler ses champions d’un sobriquet.  Ainsi, à côté des patronymes les plus loufoques, Pinder pourrait sans difficulté remplir sa ménagerie en faisant appel aux anciennes gloires du cyclisme.
Souvenez-vous !  « Biquet » remporta contre toute attente le Tour de France.  Le « Blaireau » récidiva l’exploit à 5 reprises.  « L’Aigle de Tolède » s’envolait irrésistiblement quand il sentait un zéphyr venu d’Espagne.  Un « Taureau » chassant un congénère, un « Ouistiti » en manque de « Puce » ou de « Poupou », un « Poeske » à l’affût d’une « Souris » ou d’une « Perruche » sont quelques phénomènes qui animèrent un moment les pelotons.  Il y eut même un ogre insatiable qu’on surnomma le « Cannibale ».

Km 3.
La pente s’accentue.  Mon fringant coup de pédale se métamorphose en exercice poussif.  Ah !   Si j’eus été dans le collimateur des médias, on m’eût appelé le « Crabe ».  Une première !  A ce jour, nul cycliste n’a hérité d’un sobriquet aussi péjoratif.  En effet, pendant que j’amuse la galerie avec mes élucubrations,  je crapahute péniblement sur le bitume qui déroule ses lacets entre les mélèzes qui ont un mal de chien à s’accrocher aux flancs de la montagne.  Mon exercice du tout à gauche me rajeunit tout à coup d’un quart de siècle.
Il me souvient…que c’est ici, sur les pentes du Col des Champs, qu’Eddy Merckx réalisa son ultime coup d’éclat.  En effet, au soir de l’étape à Pra-Loup, il perdait le Tour de France au profit de Thévenet.  Il ne le remportera plus jamais.  Le col avait été son chant du cygne.

Km 7.
Mon allure ne se bonifie pas au fil des minutes qui s'égrainent.  J’en connais, qui pour tuer le temps, se mettent à parler aux corbeaux.  D’autres se complaisent à sucer une roue.  Quant à moi, il me plaît de taquiner la muse ou de rêver monts et merveilles aux splendeurs d’antan.
Voilà justement que saisi d’une quinte de nostalgie, je me mets à songer à la belle époque.  Aux années d’insouciance.  Au temps où j’usais le fond de mes pantalons sur les bancs de l’athénée.
Il me souvient…du début des années soixante, de trois potaches, titulaires de l’équipe fanion de football de l’établissement scolaire, qui s’entendaient comme des larrons en foire.  Deux détails pour situer l’époque.  L’année sportive s’était ouverte sur un  deuil dans le domaine du cyclisme.  Le « Campionissimo », Fausto Coppi, disparaissait à la suite de complications d’une broncho-pneumonie.  Quelques mois plus tard, Rik Van Looy s’imposait au sprint au Sachsen ring devant Darrigade et devenait enfin champion du monde de la discipline.
Quand nos compères ne se dépensaient pas sur les terrains de jeux, ils s’amusaient à mémoriser les résultats sportifs.  L’étude n’était pas toujours au centre de leurs intérêts.  Trop peu en tous les cas.  Il était écrit par ailleurs que nul grand intellectuel ne sortirait de ce triumvirat.  Au cours de français, il leur était coutume de jouer au petit bonhomme pendu.  C’est un jeu de société qui consiste à deviner un mot en épelant des lettres.  Toute lettre étrangère au mot est pénalisée par la représentation graphique d’un membre du corps humain au bout d’une potence.  Le joueur a droit à 10 erreurs avant la pendaison totale du bonhomme.  Le perdant passe ensuite la main à son adversaire.  Nos gaillards faisaient preuve d’une rare application dans cet exercice dont les 2 thèmes préférés étaient la géographie et les patronymes des coureurs cyclistes.  Eh !  Oui, déjà !
Un beau jour, ils décident de faire une longue balade à vélo.  Une parenthèse à propos des bécanes.  Eddy disposait d’un clou muni d’un guidon de course dépouillé de toute quincaillerie utilitaire.  Quant à la charrue de José, elle était d’un gris triste à mourir.  Le prototype même qui n’a rien pour inspirer l’amour d’une petite reine.  Une vitesse pour le plat, la même pour les montées, toujours la même pour les descentes.  Dans le fond, c’était Guy qui était le mieux loti.
Voilà donc le trio en vadrouille qui enroule allègrement dans la bonne humeur.  Le relief vallonné demande un coup de reins à l’occasion ; des courtes grimpettes qui se franchissent les 2 doigts dans le nez quand on a 15 ans.  Bref, rien de bien méchant !
Au fil des heures, le tempo va crescendo.  Normal !  A force de rêver des Van Looy,  Van Steenbergen et autre Ockers, il arrive un moment qu’on se croit leur alter ego.  Et comme les artistes, ils se voient en haut de l’affiche.  Tous les trois.  Haussant la pression.  Le nez dans le guidon.  Taillant la route.   Ecrasant les pédales. Giclant.  Marchant à coups de flingue.  Tant et si bien qu’à Wavre, le trio est ramené à un duo.  Guy avait été proprement déposé par ses deux compagnons à plus de 30 km de Bruxelles.
José venait d’assister, avant l’heure,  à un grand privilège à savoir, celui de la naissance du « Cannibale ».
Quelques mois plus tard, Eddy remportait sa toute première course chez les débutants.  L’année suivante, il en devenait le champion national en accrochant 23 victoires à son palmarès. Quant à la suite des événements, je vous fais grâce des commentaires qui ont fait la une des quotidiens sportifs pendant plus d’une décennie.

Km 9.
Fini de rêvasser !  Le mélèze se fait rare.  L’aspect rude et âpre de la haute montagne a fait son apparition.  L’échancrure du col se découpe maintenant dans le bleu du ciel.  Une fois la barrière canadienne dépassée, la route est ravinée par des coulées de flotte provenant de la fonte des neiges.  Comme le col géographique est en permanence en point de mire, tout cyclo sait qu’il n’en faut pas plus pour activer l’ultime poussée d’adrénaline.

Km 12.
Ouf !  Le sommet. 

A propos !  Savez-vous qu’il m’a fallu plus de temps pour coucher mes élucubrations sur papier que de gravir les pentes du col.  Ça aussi, c’est une première !
 

Printemps 1999

 

 

bruffaertsjo@skynet.be

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