José Bruffaerts       Ecrivain Public

 

 

Humo, Philo & Vélo à gogo

 
 

 

La présente rubrique ne se veut qu’une courte évocation de l’importance que le vélo occupe dans les pensées et les écrits des écrivains contemporains.

 

Auteurs 

Frédéric Dard – Jean-Noël Blanc – Gilbert Cesbron - ]–Paulo  Coelho – Pierre Daninos - Philippe Delerm - Paul Fabre (alias Eddius) - Françoise  Giroud - Paul Guth – Erik Orsenna – Robert Sabatier – Georges Simenon – San-Antonio (F. Dard)


 

Une tranche d’histoire…

[…]
« …Et nous passons à Charles X par la seule magie d’un feuillet tourné.

      -    Voilà, je te présente Sa Majesté Charles X !

-          Bel homme, apprécie Bérurier, en bavant sur le portrait équestre, tu es sûr que c’était le frelot de l’autre ?

-          Mais oui.  Ça te choque ?

-          Un peu, mon neveu.  Louis XVIII avait la silhouette barrique et une bouillie de veau trop cuit, tandis que ce M’sieur ; oh pardon : quelle prestance !  Quelle élégance !  La tête un peu trop allongée, p’t’être, comme son cheval !  Vise-moi ces jarrets élancés, ces oreilles dressées, ces naseaux frémissants et cette longue queue panachée !

-          Mais de qui parles-tu ?  fais-je interloqué.

-          Du cheval, nature !  Le peintre l’a peut-être rebecqueté sir Pégaço, note bien, mais c’est du bel animal ; fais confiance que les enfants de ce bourrin-là ne charrient pas des tombereaux de fumier.  Ils sont à Antoine ou dans le potager de M. Boussac ! 

Satisfait, le Mahousse nous sert une nouvelle tournée de chianti. 

-          C’eût z’été un bon roi, ce Charles Quint, que je n’en fus point z’autrement z’étonné, décide-t-il.

-          Charles X, hé ! Mauviette !

-          Mande pardon, avec tous ces numéros on s’y perd.  Tu vois, San-A…j’aurais été dans la monarchie, je me serais jamais laissé refiler un numéro comme à un bourrin de course.  Quand tu mates la liste des engagés, comme on le fait en ce moment, tout ça ressemble un peu au Tour de France.  Je les imagine, les monarques, avec des maillots de couleurs, des petites gapettes et de la musette ravitaillement dans le dos.  T’as envie de dire : « Vas-y Henri IV, tu les as ! »  Ou bien : « Baisse la tête, Louis XVI, tu auras l’air d’un coureur ! »  Ou encore : «  Change de développement François Ier, y sont pas loin ! »  Avoue que ça serait de la fresque éloquente, tous ces souverains rangés sur la ligne de départ.  Louis XIV en tête avec ses tifs jusqu’au pédalier et son maillot jaune de roi-soleil, hein ?  Et Henri III, reine de la pédale, déjà de son temps !  Avec Napoléon, roi de la montagne !  Le Fausto Coppi de l’Histoire, nettement détaché dans les étapes alpestres ! 

Il s’anime, mon gros Béru, s’essouffle, boit pour éteindre le feu ardent de l’exaltation.  Et il reprend : 

-          Ça serait facile à apprendre aux mômes, l’Histoire, dans ces conditions.  T’aurais les suiveurs : le duc de Guise avec ses boyaux dans les mains, et le pape Pie VII

     fourbissant la couronne impériale pendant la course !  Sans compter la caravane
     publicitaire avec les Croisés, les Sournois et tout le titoum !  L’imagination, ça la
     leur marquerait et les gosses se feraient plus tartir sur des bouquins constipés. 

… 

« Moi aussi, Gros, je me sens tout chose.  Ça n’a pas été désagréable, tu sais, cette révision.  Oh ! bien sûr, elle a été très incomplète.  Je ne t’ai pas cité le dixième des grands noms de l’Histoire et pas le tiers des faits importants.  Je ne t’ai pas parlé de Bayard, ni de Pasteur, ni de Clemenceau, par exemple…On a laissé de côté la conquête du Tonkin, l’Entente Cordiale et nombre de grands événements, n’importe…Tu as eu droit à l’essentiel pour ce Tour de France échevelé.  Je t’ai donné la liste des principaux engagés et les numéros de dossards.  Tu sais qui a gagné chaque étape et qui l’a perdue.  Et maintenant il faut que je te dise une chose Béru : ces deux mille ans évoqués ne représentent rien dans l’histoire de l’humanité. » […]

Frédéric Dard alias San-Antonio
« Histoire de France » (Ed. Fleuve Noir)

 

 

« La montagne est l’algèbre du vélo.

Y voir régner des petits gabarits est un plaisir d’esthète.  Je ne dédaigne pas de pouvoir me prendre, quelquefois, dans un coup de folie, pour un de ces artistes de la pente.  Il suffit que, par un caprice du destin, je me trouve en forme dans un col.  Cela n’arrive pas souvent.  Quand même, il m’est arrivé de connaître ce bonheur.  Je suis bien en machine, je ne m’essouffle pas, j’enroule bien, je monte au train, je ne pèse presque plus, je m’envole.  Il ne m’en faut pas plus pour exulter.  Oubliées, les vexations de la plaine où les gros braquets m’ont largué.  Oubliée, la longue torture des faux-plats où je sentais venir le coup de bambou.  Je chatouille les pédales.  Je règne, et la montagne est mon royaume » 

Jean-Noël Blanc

 

 

Une gamelle gratinée…

[…] - Dites donc, fit Cayrolle, ça me donne une idée.  Pour tous ceux qui viennent au lycée à bicyclette, réunion à seize heures au garage des vélos.  Fauchier-Delmas, viens aussi : tu feras l’arbitre à l’arrivée.

-         
Non, dit Alain, fous-moi la paix ! 

Vélos ?  arbitre à l’arrivée ?  Il en était bien question !  Son dernier espoir de réussir l’examen venait de s’effondrer.  Assis entre François et Jean-Jacques, copiant par ici, louchant par là, échangeant les brouillons, il aurait pu s’en tirer !  Mais placé entre deux inconnus…
« Et si, à seize heures, on enfermait tous les prof dans la salle de réunion ? » proposa Brèche-Dent en rougissant.  C’était la première fois de sa vie qu’il lui venait une idée de chahut : il s’en sentait fier et honteux, comme le jour où les autres l’avaient  dessalé »…
« C’est une idée à la Morel, dit quelqu’un avec mépris, une plaisanterie pour les A 2 ? pas pour nous ! »
La course de seize heures, l’épreuve Cayrolle, consistait à descendre à bicyclette l’escalier du proto depuis le second étage.  Quand le règlement leur en fut révélé, la plupart des possesseurs de vélos se désistèrent : leurs pneus étaient fissurés, leurs freins déréglés, etc.
« C’est vos fesses qui sont trop serrées, bandes de dégonflards ! » fit Cayrolle.
Il ne restait plus en ligne que lui, Mollard, Gros Genoux et Darseval, toujours volontaire « Pour Dieu, pour le Roy, pour la Patrie ! » - et pas d’arbitre à l’arrivée, puisque Fauchier-Delmas se désintéressait de l’épreuve.
Ils prirent le départ, freins serrés, dents serrées.  Mollard trouva cependant la force de plaisanter : « Chez nous, ça va vite mais faut pas être pressé ! »
Avant le premier palier, Darseval était à terre, l’arcade sourcilière saignante : « Pas de mal ! » cria-t-il d’une voix qui muait d’émotion.
Gros Genoux qui s’était par deux fois accroché à la rampe, se vit disqualifié.  De plus, manque d’habitude, il avait fait un accroc à son pantalon long qui datait de la veille.  Tu parles d’une poisse !
Peu après, on entendit un craquement : les câbles de freins de Mollard venaient de péter, ne pouvant supporter à la fois la pente de l’escalier et le poids du garçon.
Un Meeeeerde ! prolongé, angoissé, montant du fond de l’abîme fut la dernière parole qu’on entendit du gros.
Cayrolle se déclara vainqueur par élimination, descendit de vélo, non sans soulagement, et partit, suivi de dix curieux, à la recherche des restes du malheureux Mollard.  Hélas !  on n’en retrouva rien.  Gros Genoux, horrifié, pensait que déjà les vautours, peut-être…Mais Cayrolle conclut : « Tant mieux !  Il n’a pas de mal et il est reparti sans nous attendre !  Vous venez ? »
Et les garçons disparurent, le cœur léger, tandis que deux étages plus bas…
Mollard n’avait dû son salut qu’à sa torpeur.  Un nerveux se fût accroché au guidon, eût tenté des manœuvres ; le gros garçon se laissa porter.  Et sa machine, de palier en palier, le conduisit jusqu’au sous-sol à une vitesse sans cesse croissante et dont Bigloteux eût aisément calculé la formule.  Là, elle se jeta en bélier contre la porte même de Betelgeuse qu’il ouvrit avec son crâne avant de bouler, inanimé, sur le divan.
Mollard reprit ses sens aussitôt – mais comment l’aurait-il cru ?  Il venait d’un escalier gris, d’un noir corridor ; il se retrouvait sur un sofa oriental,  devant un narguilé, une bouteille de calvados, une boîte de cigares…
Il n’avait pas lu assez de romans médiocres pour savoir que l’on doit, dans ce cas, se pincer, dire tout haut : « Suis-je éveillé ?3  Il entra donc de plain-pied dans son rêve : but, fuma, rota, vomit dans son rêve, jusqu’à ce qu’ivre d’émotion et de calvados, il s’endormit dans son rêve. 

C’est dans cet état que le trouvèrent les trois Mousquetaires, quelques minutes plus tard, auprès d’une bicyclette brisée et d’une bouteille presque vide.  Sans un mot, d’Artagnan prit Mollard sous les aisselles et Rouquinoff le saisit par les pieds.  François passa devant, tenant les restes du vélo et servant d’éclaireur.  Ils portèrent sans encombres le seul vrai gagnant de l’épreuve, Cayrolle, et sa malheureuse machine jusqu’à la cour de l’infirmerie où personne ne passait jamais[…]

Gilbert Cesbron « Notre prison est un royaume »

 

 

[…] La vie est à l’image d’une grande course cycliste dont le but est pour chacun l’accomplissement de sa Légende Personnelle.
Sur la ligne de départ, nous sommes tous animés par les mêmes sentiments de camaraderies et d’enthousiasme. Mais à mesure que la course se déroule, la joie initiale fait place aux vrais défis : la fatigue, la monotonie, les doutes sur nos capacités… Nous constatons que certains amis ont renoncé à relever le défi – ils courent encore, mais seulement parce que l’ont ne peut pas s’arrêter au beau milieu d’une route. Ils sont nombreux, ils pédalent l’un à coté de la voiture de secours, ils bavardent entre eux, ils accomplissent un devoir.
Nous finissons par prendre nos distances ; alors il nous faut affronter la solitude, l’imprévu qui surgit des virages inconnus, les difficultés matérielles causées par notre bicyclette. Finalement, nous nous demandons si tout cet effort en vaut vraiment la peine.
Oui il en vaut la peine. Simplement, il ne faut pas renoncer. […]

Paulo  Coelho (Maktub)

 

 

40 millions de sportifs
 

[…] Il existe plusieurs belles époques pour visiter la France, mais il en est une qui risque de fausser votre jugement : celle qui s’étend environ du 1er au 25 juillet.  L’un de mes premiers voyages en France se situa pendant cette période.  Venant de Gibraltar, j’avais traversé les Pyrénées et poursuivais ma route vers Paris lorsque, à un croisement deux gendarmes arrêtèrent ma course.
« On ne passe pas ! » me dirent-ils.
Ayant encore, à cette époque, l’habitude anglaise de ne jamais poser de questions, j’obtempérai sans demander pourquoi.  La vue d’un grand déploiement de forces policières m’incita d’abord à penser que l’on était sur le point de cerner un bandit de grand chemin.  Cependant, apercevant sur la Nationale un nombreux public qui conversait joyeusement avec la maréchaussée, j’en déduisis que l’événement était moins dramatique.  Une colonne de blindés à l’arrêt de l’autre côté de la route, sur un chemin de traverse, me fit croire un instant à un défilé militaire.  Mais non : car bientôt, j’entendis le capitaine de gendarmerie dire au jeune lieutenant qui commandait les chars et manifestait son impatience en se donnant de petits coups de badine sur les bottes (ses hommes paraissaient beaucoup moins fâchés) :
« Manœuvres ou pas manœuvres, on ne passe pas ! »
Il était clair, en somme, que personne ne passerait, ni les Français avec leurs blindés, ni le major Thompson avec sa torpédo, ni même ce monsieur qui, ayant extrait son importance d’une très importante voiture, le classique coupe-file à la main, obtint pour toute réponse ce : « Faites comme les autres, attendez ! » que je devais par la suite entendre souvent.  Je conclu de ces prémisses que tout le trafic était interrompu pour laisser la voie libre au Président de la République et à sa suite, lorsqu’un cri jaillit des poitrines : « Les voilà »
Ce singulier pluriel me fit un instant supposer que le chef de l’Etat allait apparaître avec mes Très Gracieux Souverains, alors en France.  Quelle ne fut pas ma surprise de voir surgir, en fait de Gracieuses Majestés, deux individus mâles se dandinant sans grâce sur leur bicyclette, curieusement vêtus de boyaux et de maillots aux couleurs criardes, à peine culottés pour ainsi dire nus, crottés et, dans l’ensemble, assez choquants à voir.  On voulut bien m’expliquer –sans que j’aie rien demandé que ces gens, faisant le tour de France à bicyclette, gagnaient Paris le plus vite possible, ce qui me parut étrange.  Mais, après tout, ce sont là des choses au sujet desquelles un Anglais, ne s’étonnant de rien, n’a pas à manifester de surprise déplacée.  De temps en temps, à Londres, un citoyen, soit par caprice, soit par amour du sport, traverse Piccadilly en blazer rouge et culotte blanche, mais il serait du dernier mauvais goût de se retourner sur lui.  Chacun est libre d’agir et de se vêtir à sa guise, sans crainte d’être remarqué, dans un pays où le bon ton commande de voir les gens sans les regarder.
Ce qui me stupéfait – en l’occurrence – n’était pas tant la tenue négligée de ces messieurs, mais le fait que la circulation fût paralysée pour eux par les soins de la police.  Pour eux et pour un cortège de camions appartenant à des firmes de pâtes ou d’apéritifs qui, à première vue, n’avaient rien à faire dans l’histoire, mais y étaient, renseignement pris, tout à fait liées.  Je sais qu’il existe un Tour d’Angleterre du même genre, mais si peu semblable !  D’abord nos coureurs, loin d’interrompre la circulation, la suivent : ils s’arrêtent aux feux rouges, comme tout le monde ; il s’agit d’amateurs qui, à l’abri des combinaisons publicitaires, se doublent en s’excusant et quittent leur vélo pour le thé ; enfin ces jeunes gens, auxquels personne ne prête attention, sont correctement habillés.
 

                                                         *

Je n’arrivai à Paris que fort tard dans la nuit.  La situation au Bengale, où j’avais dû – pour des raisons trop longues à exposer ici et qui, du reste, ne regardent personne – laisser Ursula, me préoccupait.  En effet, l’émeute grondait à Calcutta, la police avait dû ouvrir le feu sur la foule et il y avait eu eventually deux cents morts.  Cela je le savais déjà à Gibraltar.  Mais je voulais savoir plus.  J’achetai donc la dernière édition, et même toute dernière spéciale d’un journal du soir où un titre étalé sur huit colonnes annonçait :
GARRALDI  ET  BIQUET  ENSEMBLE  DEVANT  LES  JUGES  DE  PAIX
Pensant qu’un grand procès arrivait à son dénouement, je m’apprêtais à lire les débats à l’ombre d’un alléchant sous-titre : Le démon florentin trahi par ses domestiques, lorsque mon œil fut attiré par une coupe transversale des Pyrénées qui s’étendaient au sud du journal.  J’appris un peu plus tard que Garraldi et Biquet étaient les héros du Tour de France : par « juges de paix », il fallait entendre – suivant une des métaphores dont sont friands les chroniqueurs sportifs – le Tourmalet et l’Aubisque ; le démon était le « maillot jaune », les domestiques, ses coéquipiers.  Quant aux deux cent morts de Calcutta, ils étaient enterrés en quatre lignes sous le Mont Perdu.
Je ne saurais donc trop recommander à mes honorables compatriotes, si du moins ils veulent être renseignés sur les événements du monde en général et de l’Empire en particulier, de ne pas venir en France au mois de juillet sous peine de voir le Commonwealth soumis à la loi humiliante du grand braquet.
Quelques jours plus tard, comme je parlais du Tour de France à mon ami le colonel Turlot et lui confiais que je n’entendais rien à toute cette affaire, il riposta en me révélant qu’après avoir essayé à trois reprises de comprendre quelque chose à un match de cricket il avait dû subir,  chez un psychiatre londonien, une longue séance de relaxation.  Et il ajouta : « Savez-vous que des millions de sportifs suivent chaque jour la course avec enthousiasme, mon cher Thompsonne ? 


  -
Voulez-vous dire, my dear Tiourlott, qu’ils suivent les coureurs à bicyclette ? » 

Turlot me regarda en souriant comme si je voulais joker.  Non : les « sportifs » dont il parlait luttaient bien chaque jour, mais seulement pour acheter la toute dernière spéciale ou avoir la meilleure place à l’arrivée.
Je découvrais là une nouvelle et fondamentale différence entre nos deux pays : les Anglais se disent sportifs lorsqu’ils font du sport.  Les Français se disent sportifs lorsqu’ils en voient.  Il y a donc, aussi pénible que la vérité puisse paraître à mes compatriotes, plus de sportifs en France qu’en Angleterre.  On ne saurait d’ailleurs assurer que les Français ne font pas de sport lorsqu’ils sont de simples spectateurs.  Ne serait-ce qu’au cinéma, par exemple, surtout à l’époque du Tour de France.  M. Charnelet y est venu plutôt pour se détendre.  Et voilà que, dès les actualités, il est obligé d’enfourcher son vélo pour avaler les 700 kilomètres de route (car, si les coureurs n’accomplissent qu’une étape à la fois, le spectateur, lui, doit en absorber cinq ou six, quelle que soit son envie de monter le Galibier ou de descendre le col d’Allos.  M. Charnelet, auquel on n’a pas demandé son avis, roule donc dans l’enfer des pavés du Nord, crève aux environs de Longwy, dérape, repart décollé, embrasse une Alsacienne d’étape, gravit, malgré ses furoncles, les lacets traîtres du Ventoux et, finalement, suprême punition, traverse les étendues désolées de la Crau.  Rien de plus accablant que la traversée forcée de la Crau dans un cinéma des Champs-Élysées vers 22h30.  Le peloton s’égrène.  Le peloton musarde.  Le peloton peine.  Le peloton se regroupe.  Le peloton tricote…On évalue à une quinzaine de millions les Français qui  s’incorporent mentalement à ce peloton et se sentent un instant les jambes – que dis-je ! – les bielles dorées de Garraldi, le « dieu des cimes » , ou le mollet rageur de Biquet, le courageux petit Français auquel le méchant sort fait toujours des misères, mais qui saura se surpasser à l’heure de la critique.[…]

Pierre Daninos  « Les carnets du major Thompson »

 

 

C’est le contraire du vélo, la bicyclette. Une silhouette profilée mauve fluo dévale à soixante-dix à l’heure : c’est du vélo. Deux lycéennes côte à côte traversent un pont à Bruges : c’est de la bicyclette. L’écart peut se réduire. Michel Audiard en knickers et chaussettes hautes au comptoir d’un bistro : c’est du vélo. Un adolescent en jeans descend de sa monture, un bouquin à la main, et prend une menthe à l’eau à la terrasse: c’est de la bicyclette. On est d’un camp ou bien de l’autre. Il y a une frontière. Les lourds routiers ont beau jouer du guidon recourbé : c’est de la bicyclette. Les demi-courses ont beau fourbir leurs garde-boue : c’est du vélo. Il vaut mieux ne pas feindre, et assumer sa race. On porte au fond de soi la perfection noire d’une bicyclette hollandaise, une écharpe flottant sur l’épaule. Ou bien on rêve d’un vélo de course si léger : le bruissement de la chaîne glisserait comme un vol d’abeille. A bicyclette, on est un piéton en puissance, flâneur de venelles, dégustateur du journal sur un banc. A vélo, on ne s’arrête pas : moulé jusqu’aux genoux dans une combinaison néospatiale, on ne pourrait marcher qu’en canard, et on ne marche pas.

C’est la lenteur et la vitesse ? Peut-être. Il y a pourtant des moulineurs à bicyclette très efficaces, et des petits pépés à vélo bien tranquilles. Alors, lourdeur contre légèreté ? Davantage. Rêve d’envol d’un côté, de l’autre familiarité appuyée avec le sol. Et puis… Opposition de tout. Les couleurs. Au vélo l’orange métallisé, le vert pomme granny, et pour la bicyclette, le marron terne, le blanc cassé, le rouge mat. Matières et formes aussi. A qui l’ampleur, la laine, le velours, les jupes écossaises ? A l’autre l’ajusté dans tous les synthétiques.

On naît à bicyclette ou à vélo, c’est presque politique. Mais les vélos doivent renoncer à cette part d’eux-mêmes pour aimer – car on n’est amoureux qu’à bicyclette »

Philippe Delerm (La bicyclette et le vélo)


 

 

Moi, mon truc, c’est le vélo

[…] « …Diversité…J’ai tout mis sur mes bécanes.  Premiers brevets de Paris-Brest-

Paris jadis, avec des torches.  Attachées au guidon avec des élastiques.  Attachées aux moyeux avec des colliers artisanaux.  Boîtiers larges, boîtiers longs, boîtiers carrés, boîtiers ronds.  Piles à ceci et piles à cela.  J’éclaire plus blanc, j’éclaire plus loin, j’éclaire plus longtemps.  Quel baratin, mes piles !  Que d’obscurité elles m’auront donnée !  Grâce à leur faisceau permanent de noir, elles m’ont évité de voir les routes de la nuit, leurs chausse-trapes, leurs nids de poule, leurs trous d’obus.  Grâce à elles, tout a été estompé, effacé, occulté.  Les côtes et les descentes.  Les vrais et les faux plats.  Les hectomètres et les kilomètres.  Les cassis et les caniveaux.  Les pavés et les gravillons.  Les plaques d’égouts.  Et les bouses de vaches.  J’ai pu ainsi pédaler sans rien voir.  Aucun spectacle nocturne ne m’a jamais distrait.  Jamais détourné de ma concentration.  J’ai pédalé, de nuit, dans le noir absolu.  Sans voir où je passais.  Y serais-je passé, voyant ?  En tout cas, j’ai là-dessus plus de souvenirs que si j’avais mille ans... […]

 […] Et passons à mes états d’âme.  Là, vous me voyez venir.  Suis-je coureur ? Cyclotouriste ? Cyclosportif ? Contemplatif ? Couraillon ? Vous avez perdu.  Rien de tout cela.  Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée du vélo.  Et tous les théoriciens du monde n’y pourront rien.  Eux qui voudraient que le vélo fût ceci à l’exclusion de cela.  Fût cela à l’exclusion de ceci.  En ce domaine, comme en bien d’autres d’ailleurs, sévit un gentil terrorisme… Drôle d’idée de réduire le vélo à une pratique unique.  Et pourquoi faudrait-il que monsieur Jean Dupont ne dût qu’imiter Merckx ?  Ou ne dût que l’exorciser ?  Flâner, flinguer, c’est tout un.  Comme impuissance et impatience.  Fort, faible, que signifie ?  Je ne fais pas de mes forces relatives un argument de mes mépris.  Ni de mes faiblesses réelles un alibi.  Mon vingt-cinq à l’heure ne suffit pas à me définir comme poète.  Ni comme flèche.  Il est des poètes rapides.  Et des béotiens lents.  Et un vélo, même chevauché avec nonchaloir, ne conduit pas nécessairement au Parnasse.  Fût-ce en 28 x 28 !  Bref, je suis un hérétique.  Convaincu que mon bonheur est dans l’hérésie.  Dans toutes les hérésies.  Cycliste, mais pas forcément contemplatif.  Quand je danse, je danse, disait Montaigne… Randonneur, mais pas coureur. Sportif, mais pas        champion.  Je ne trouve rien à redire au contemplatif.  Ni au randonneur.  Ni au coureur.  Ni au champion.  Tous cyclistes, tous sportifs.  Leur cocktail est fait des mêmes choses.  Seules diffèrent les doses.  Et moi, cycliste.  Et cycliste heureux.  Tout bêtement !


Les abus de langage d’abord !  Qui ont tôt fait de vous transformer les géants de la route en geignants de la soute.  Et qui, couperets, vous jugent les gens sur l’amphétamine !  Censeur, rongé de nicotine, et qui bave sur les dopés. Holà ! Sus aux abus évidemment !  Mais ne les faites pas tout noirs ! Un peu moins de mépris, touchez pas à nos potes.  Le plus dopé de tous n’est pas celui que l’on pense…Et il me déplaît que l’alcoolique prenne pour cible le fumeur. Et que les piétons maxitons ne jettent pas à la poubelle tous les vélos ho ! ho ! Ne prenez pas l’eau du bidon pour du poison.  Ou bien alors méprisons-nous ! Piétaille et couraille, jumping doping, voyez vos torts.  L’éprouvette pour tous ! Ou pour personne ! Et ne faisons pas semblant de croire que le dopage est d’aujourd’hui.  De mon temps, moi , Monsieur… Stop, mon jeunot, étais-tu donc à Olympie ?  Pour laver plus blancs nos ancêtres ?  Monsieur Propre n’a pas d’époque.  Hélas ! Monsieur Sale non plus… Et que les potions me navrent, qui salissent nos vélos ! Ne seraient-elles que lotions dès qu’elles ne pédalent plus ?  Et nos poubelles piétonnières, débordant de médicaments, sont-elles vierges de dopants ?  Faudra-t-il viser le toubib ?  Et chuchoter : le plus dopeur de tous est-il celui qui panse ?  Vélo, défauts comme les autres ;  Plus que les autres ?  Si vous voulez… Mais y a des dopés qui pérorent à nos desserts dominicaux.  Médecins, tracez des frontières… Dupont, sang de Durand, pour suivre le peloton des cyclistes, fi ?  Et pour suivre le troupeau des vivants, hip ?  Ho !  Eddius, arrête un peu ! Tu défends le sel de ta soupe ?  Non, mon colon, je marche à l’eau.  Mais vélo voué aux gémonies, rouge au front et moutarde au nez !  Alors sus aux saloperies ! Mais accordez-moi cette évidence : Dopez mon facteur, il ne gagnera  pas Paris – Roubaix…
Faut être costaud pour faire du vélo.  Je ne suis pas Hinault, moi, mon bon Monsieur ! ! Moi non plus, je ne suis pas Hinault ! Tenez, je ne suis pas Poulidor non plus ? Mais moi, je pédale encore.  Et je grimpe encore plus de cols par an que le gentil Charly, vous savez, l’Ange de la montagne ! On peut écrire une lettre sans être Madame de Sévigné.  Chanter sans être Caruso.  Aimer sans être Casanova… Tenez je suis pas Balzac ?  Ça n’empêche pas de vous écrire cette Comme Eddy humaine…

Allez va ! Enfourchez un vélo.  Vous laissez pas influencer par les exploits des géants.  Eux, c’est l’élite, le dessus du panier.  Mais au fond, où nous sommes, y a encore des feuilles de salade comestibles… Commencez pas, bien sûr, avec des braquets fait pour le demi-fond ! Pas trop de dents devant, beaucoup de dents derrière.  Débutez comme ça.  Si vous vous découvrez des ailes, vous inverserez.  Mais rappelez-vous l’essentiel : trente dents et un bon estomac !  Cet estomac, ne le détraquez pas.  Excluez tous dopages, purée et eau notamment ! Car rappelez-vous : Dopez mon facteur, il ne gagnera pas Paris – Roubaix.
Mais j’y pense…Vous n’êtes peut-être même pas facteur ! […]

                                                                      Paul Fabre alias Eddius   « Mes vélos… »



« Pourtant, dans le phénomène d'identification qui se produit toujours avec un champion, tout se passe comme si une grande partie du public refusait de s'identifier plus longtemps à Jacques Anquetil le Gagneur.
Le comportement de l'homme n'est sans doute pas étranger à cette réaction.
Il ne cherche pas à séduire. Il ne s'excuse ni de sa fortune ni de ses succès. Il n'invoque pas la chance qui a touché de son aile le fils d'un maraîcher pour en faire l'une des gloires du sport français mais seulement les efforts qu'il a fournis. Il ne dit jamais : " C'est merveilleux, d'être le meilleur... " Mais : " C'est dur, d'être le meilleur. " On le sent animé d'une fantastique volonté de puissance. Impérialiste. Il est organisé, froid, méthodique, habile à mener ses affaires. C'est un vainqueur scientifique et non le produit de quelque " furia francese ".
A la limite, ce Normand pourrait être Anglo-Saxon. Bref, il est insupportable.
L'autre, Poulidor, sollicite la sympathie. A toujours d'excellentes raisons pour expliquer ses défaites. Apparaît comme une sorte d'enfant de la malchance et fait penser à la souris qui dit à l'éléphant : " Bien sûr, tu es plus grand que moi, mais moi, j'ai été malade quand j'étais petite. " Un bon gars, quoi, qui aurait sûrement gagné le Tour une fois ou l'autre s'il n'avait pas eu la déveine d'être le contemporain d'Anquetil.
Et on s'attendrit. Et on trouve qu'au fond, ce n'est pas juste. Et on a le sentiment d'être vaguement " roulé " par Anquetil, parce qu'il possède à la fois la tête et les jambes. Et on prend sa supériorité, son calme, son assurance en grippe. Il est inhumain, dit-on.
Que signifie donc être humain ? Dans le langage courant : avoir des faiblesses, des failles, partager le lot commun, où il y a plus de tuiles que de joies, participer aux malheurs des autres et les comprendre. C'est, en effet, être humain.
Mais on pourrait aussi ajouter : être humain, c'est dominer l'animal. Et où le domine-t-on mieux que dans l'exercice du sport? L'extraordinaire maîtrise du moindre muscle que supposent une passe, un saut, une course, la victoire sur des réflexes, sur la peur, et parfois sur la douleur qu'exige une coordination efficace de tous les gestes, c'est l'une des belles manifestations " humaines " de dépassement de soi. Les animaux ne cherchent jamais à se projeter plus loin, plus haut, plus vite. Ils ne font pas de compétition.
Jacques Anquetil est un magnifique athlète. Ce n'est pas une mauvaise façon d'être humain. Mais pour sa physionomie publique, il vaudrait mieux, sans aucun doute, qu'il se fasse photographier avec un petit chat dans les bras, ou que, parlant de ses rivaux, il déclare : " C'est lui qui méritait la victoire... ", ce que jamais personne ne pense »

Françoise  Giroud (extrait de presse)



 

Premiers tours de manivelle

[…] J’accédai à la virilité par la bicyclette.  Mon père avait la mystique de ce moyen de transport.  Il représentait pour lui infiniment plus qu’un procédé mécanique permettant de se rendre rapidement d’un point à un autre.  C’était d’abord la plus belle des inventions depuis le début des temps.
« L’auto a un moteur et l’avion aussi.  Le chemin de fer, n’en parlons pas.  Mais dans la bicyclette, c’est toi le moteur.  Tu ne dépends que de toi. »
La bicyclette, libératrice de l’homme, et guérisseuse !  Mon père lui devait la vie.  Dans son enfance, chétif, malingre, il dépérissait.  Les médecins l’avaient condamné.  En désespoir de cause l’un d’eux s’écria : « Faites-lui faire de la bicyclette ! »
« La bicyclette m’a donné de l’appétit.  Je me suis mis à manger, à profiter ». J’étais sauvé !… »
Quand mon père m’apprit à monter à bicyclette, ce fut un rite.  Il me soumettait à une initiation.  Je passais à un stade supérieur de la condition humaine.  J’avais commencé à marcher à quatre pattes, puis sur mes deux jambes.  Maintenant je me haussais au roulement sur deux roues, qui relevait de l’ordre des planètes.
Mon père ne se contenta pas de me jucher en selle et de m’exposer directement aux conséquences des chutes.  Il débuta par un principe auquel il donna la magnificence des lois de Newton.
« Tu tournes la roue d’un côté où tu sens que tu vas tomber, devenait, dans sa bouche, aussi péremptoire que Les orbites planétaires sont des ellipses dont le soleil occupe un des foyers. »
Il ouvrait une carrière infinie à mes incertitudes.  Hissé, au-dessus du sol, sur deux cercles que mes pieds devaient mouvoir, je me demandais pas : « De quel côté vais-je tomber ? »  Tout m’était gouffre.
« Tu sens bien tout de même de quel côté tu vas tomber ?

-          Mais non, je tombe de partout ! »

L’espace entier se liguait pour me précipiter.  Ma tête, mes bras, mes jambes, rivalisaient de lâcheté.  Sur les côtés, devant, derrière, le vide les charmait.  Pour obéir au principe de mon père c’est dans toutes les directions, comme un gyroscope, que j’aurais dû faire tourner ma roue.
Mais j’avais un appétit invincible de choir.  Pour tenir cette position éminente ?  Pourquoi me défendre, à coups de roues, à chaque seconde ?  Tomber me paraissait voluptueux.  M’abandonner de tout mon poids, à ce qui m’appelait.  Rejoindre la terre, m’y enfoncer.
Et puis une indignation me soulevait.  J’avais cru que les cyclistes roulaient, droit devant eux, comme sur un rail.  Je n’avais jamais pensé que leur équilibre était fait de cette foule de battements perpétuels, de ces myriades de titubations d’ivrognes.  Il reposait sur un mensonge.
Ma bicyclette à roue fixe me condamnait au pédalage à perpétuité.  Comme dans tout mouvement continu dont je dois être le moteur, très vite je m’ennuyais.  Je négligeais d’envoyer à mes pieds mon influx.  Dégoûtés, ils se comportaient en semelles de bronze.
« Nom de D… tu roupilles ?… criait mon père.  Pédale !  Pédale !… »
Je me dressais sur mes pédales.  Ivre de rage, je tendais la chaîne à la casser.  La bicyclette bondissait.  Mon père s’époumonait à me suivre.  La conscience du danger l’étreignait.
« Ne me lâche pas », crias-je, éperdu.
J’avais honte de cette vitesse factice, dont le bras de mon père était le support.
« Alors, monsieur Guth, ça roule, ce fils ? demandaient des passants.
-
          Oui, oui », répondait mon père essoufflé. 

Pour répondre, il me lâchait une seconde.
« Ne me lâche pas ! » criais-je de nouveau.
Ma tête, les jambes, mes bras prenaient aussitôt le poids du plomb.  Mes pieds se crispaient sur les pédales pour repousser un abîme.  Je devenais une statue de pesanteur qui n’aspirait qu’à se fracasser. […]

Paul Guth  « Mémoires d’un naïf »
 



 


Quand je roule j’aime tout.  J’aime l’exercice physique, j’aime la vitesse que l’on peut moduler, le rythme, le bruit, les odeurs.  Ce qui est formidable, c’est la sensation de glisser sur un tapis, à côté de la nature pour ne pas la gêner.  On le la touche pas, on ne la marque pas comme dans la marche, on glisse véritablement.  Le vélo, c’est la douceur

                                                                                             Erik Orsenna
 



 

[…] Un peu plus tard, le grand flandrin Anatole pot à colle qui ne connaît pas l’Dentol, connut un succès personnel.  Il remontait la rue, habillé en coureur cycliste, avec des boyaux croisés sur sa poitrine et un dossard affichant un gros numéro 9 et l’inscription A.C.B.B. de l’Association Cycliste de Boulogne-Billancourt, et surtout tenant un vélo, de course par le milieu du guidon.  Les pavés faisaient tressauter la bécane et tinter le timbre.  Osseux, voûté, les jambes torses, Anatole plissait les yeux sous le soleil et regardait par-dessus les têtes vers un horizon où se profilait la cime du Galibier.  Il cala la bicyclette avec le pédalier contre le trottoir, s’assit en attendant de recevoir les hommages qu’il guettait un œil furtif, tandis que quelque part dans la rue un gramophone faisait entendre  That man I love chanté d’une voix nostalgique et nasillarde sur un fond de saxophone et de trompette bouchée.
Anatole savait bien que quelque gamin viendrait lui demander le prêt de sa machine pour faire en danseuse le tour du pâté de maisons, il savait aussi qu’il refuserait d’un air entendu alléguant qu’un tel coursier, c’est comme un porte-plume réservoir ou une femme : ça ne se prête pas !
Le fils de Ramélie, Jack Schlak, Lopez et Toudjourian vinrent les premiers suivis de Loulou et d’Olivier.  Les mains dans les poches, ils admirèrent la merveille avec son guidon recourbé recouvert de chatterton et sa selle allongée comme le museau d’un cheval de course, s’enhardissant à vérifier le serrage des papillons, la puissance des freins ou, du pouce, le degré de gonflage des boyaux.  Anatole voulut bien soulever la bécane et en faire éprouver à chacun la légèreté, puis ils se lancèrent dans une discussion comparative entre les pistards des Six Jours et les routiers du Tour de France, avant d’en venir à opposer les champions français, belges et italiens.  Anatole exhiba enfin ses chaussures cyclistes et montra la position idéale de la pointe du soulier dans les cale-pieds des pédales.

-          Peut-être que tu seras un champion ! supposa Olivier.

Anatole, récemment arrivé sixième sur douze dans une course amateurs à la « Cipale », pensait qu’il l’était déjà et prenait des airs mystérieux et lointains.  Une observation de Ramélie sur l’absence de garde-boue suscita des sourires ironiques et on dédaigna de lui répondre.  Puis Anatole croqua un morceau de sucre, ce soutien des champions dans les moments de défaillance, s’étira, passa son épaule dans le cadre et s’éloigna en portant avec amour ce qui désormais était toute sa vie. […]

[…] Le départ du Tour de France, rassembla tous les intérêts et, dans la rue Labat, on ne parla plus que de cela.  Les hommes se promenaient avec des journaux ouverts à la page sportive.  On y voyait André Leducq qui s’imposait en champion et il y avait partout des images de grands insectes dressés sur leurs pédales, de caravanes  publicitaires avec distributions d’échantillons à la volée, des villes-étapes en liesse à l’arrivée de la Babel du cyclisme.  Les bistrots présentaient des tableaux noirs avec, à la craie, les classements par étapes et général, l’indication des kilométrages et les temps de retard sur le maillot jaune, et les hommes discutaient interminablement en les regardant. 
Toute la France avait des relents de graisse et d’embrocation, poussait les champions par la selle,distribuait des boissons et des musettes-repas à la volée.[…]

                                                                 Robert Sabatier  (Les Allumettes suédoises)
 



 

Une course cycliste ! C'est bien plus simple que je me le figurais. Un boulevard grisaille ; une foule grouillante des deux côtés, le long des cordes ; des sergents de ville qui gesticulent, voilà pour la toile de fond.
Une longue table qui succombe sous le poids des victuailles de toutes sortes, deux camions automobiles échoués sur le terre-plein, au milieu d'une sorte de box clôturé de piquets et de cordes ; deux grands chaudrons jaunâtres, telle est la mise en scène. Comme accessoires, notons un gros, très gros, excessivement gros Monsieur, enveloppé d'un imperméable brun, enfournant dans une large, très large bouche, petits pains, oranges, côtelettes qui lui tombent sous la main. Citons aussi un grand maigre, une petite brosse à dents rousse sous le nez, le corps serré d'un complet brun à martingale. Quelques brassards circulant de-ci, de-là. Pour les 77 personnages principaux, les coureurs, une seule description suffira. Des corps tordus, dans des vareuses sales, cheveux ébouriffés ; avec cela des plaques d'un blanc dégradé collées de-ci de-là à la peau. L'action aussi se ressemble pour tous. Un brusque virage, arrêt non moins brusque, numéro crié, signature écrasée sur une grande feuille.
Ingurgitation d'un nombre illimité de tasses de café ou de thé, suivie de quelques petits pains. Ensuite ravitaillement rapide en victuailles. Brusque départ et c'est tout. Toute l'action ne dure que cinq minutes, entrecoupées de gestes brusques et de cris s'entrecroisant.
Et voilà une course cycliste telle qu'on la voit lorsqu'on regarde par le gros bout de la lunette.
«Ne vous avais-je pas dit que c'était simple !»

Georges Simenon



 

Un retour de flamme non espéré…

[…]Nous retrouvons le peloton, plus étiré qu’un bandonéon accroché à un clou.  Effectivement, le maillot violet, bleu et vert du champion ibérique flotte à quelques encablures des autres.

-          Il est aux portes de l’abandon ! m’exclamé-je, car je suis un lecteur assidu de l’Équipe et rien de ce qui touche au vocabulaire sportif ne m’est étranger.

-          Arrête-toi ! m’enjoint le réputé masseur.

Il fait peine à voir, Alonzo.  Il a des chandelles grosses comme mon pouce sur le front, le nez pincé, les yeux qui bredouillent et les genoux qui font bravo.  Sa langue a la couleur du drapeau espagnol.  Et quand il respire, on se croirait dans une gare de triage.

-          Stop ! internationalise le Gros. 

Comme le coureur ne demande que ça, il se grouille de délacer ses cale-pieds pour se délasser.  Lors, l’Ingénieux déroule un écheveau de nylon transparent.  Il attache une extrémité du filin invisible à un bouchon.

-          Ouvre ton bec, ma petite tête de condor ! ordonne-t-il. 

Je traduis d’abord de l’argot en français, puis du français en espago.  Giro obéit.  Le Masseur lui glisse le bouchon dans la bouche.

-          Tu l’auras ton Big Prix of the mountain, mon pote, promet-il, fais confiance à Béru. 

L’autre ne pige toujours pas.

-          Causes-y, à cette truffe, supplie mon compagnon.  Dis-y qu’on va l’haler mine de rien.  Qu’il tienne bien sa gauche surtout !  Toi tu roules en klaxonnant à tout va et tu doubles le peloton.  Y a cinquante mètres de fil.  Ce qu’il faut, c’est qu’il faut pas que d’autres endoffés traversent dans le tervalle. 

-          Pas très règlo, ton système, réprouvé-je. 

Mais Béru se fâche.

-          Le catéchisme c’est l’église d’à côté, mec.  Alors écrase.  Dans ce Tour t’es pas mon supérieur hiéraldique mais mon support-donné.  

Je donne donc au Condor pyrénéen les explications voulues.
C’est faire fi de la fierté espagnole.  Descendant de Charles Quint, il est,  Alonzo.  Le raisin de la noble Espagne circule dans ses tuyaux.  Il fait « groin, groin » vu qu’il ne peut articuler autre chose avec le bouchon qui lui remplit le clapoir.  Mais il fait « groin, groin » sur un ton réprobateur.  Il préfère abandonner.  Il n’a pas l’âme d’un frelaté.  Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !  Voilà ce qu’on lit dans ses yeux qui fulminent.  Voilà ce qu’il ponctue et acuponctue de la main et de la jambe.
-Il nous les brise ! fait le Gros, démarre !

Je repars.  Las, Alonzo n’a pas encore réussi à se débarrasser du bouchon (il s’agit d’un bouchon de champagne).  La secousse manque le déséquilibrer.  Il n’a que le temps de porter ses mains gantées de trous à son guidon.  On le tire, je prends de la vitesse.  Au début il a le cou allongé par-dessus son vélo.  Il tente toujours de se défaire de cette poire d’angoisse, mais sa mâchoire de mulot n’est pas apte à servir de réceptacle à un objet de cette fore et de cette dimension.  Force lui est de suivre.  Il se résigne, s’organise.  Il trouve ça bon, malgré tout, cette traction providentielle.  Il est comme qui dirait dans le cosmos, Alonzo.  La pesanteur c’est plus pour lui, il s’est affranchi.  L’archange Béru l’emmène sur ses ailes dorées vers le sommet glorieux.
Nous recollons une fois encore au peloton de plus en plus pointillé.  Je klaxonne véhémentement pour obtenir le passage.  La foule acclame le retour en force de Giro.
-Vas-y, Alonzo ! qu’elle lui crie, la foule, ils sont pas loin !
Alonzo grimpe les pentes jurassiennes à soixante à l’heure.  Au passage, je vois un reporter noter fiévreusement sur son bloc à débloquer que le « Condor des Pyrénées, dans une irrésistible envolée d’aigle impérial, se rit des plis anticlinaux jurassiques ».  La phrase reste belle bien qu’il ait, dans sa hâte, oublié un « r » à irrésistible. 

Nous dépassons les demi-porcifs, les porteurs d’eau, les échangeurs de roue, les coupeurs de train, lesquels subissent l’épreuve de vérité qu’est la montagne.  Et puis nous retrouvons les champions des courses classiques mal à l’aise dès que les routes se mettent à basculer.  J’avise Tik Danloeil, André Barricade, Stable-Enski, Rudy Manther, Van d’Ouest, Krokzy et d’autres encore, le dos arqué, le regard en visière, la bouche entrouverte.
On se les paie, on les double, on les perd, entraînant dans notre sillage l’éblouissant, le réputé Alonzo Giro, incroyable d’aisance, lequel non seulement escalade la Faucille les mains en haut du guidon, mais presque en faisant roue libre !  Un exploit !  J’entends, en le dépassant, un gars de Radio-Brandgbourg dire aux z’auditeurs que le roi de la montagne est en train de devenir le Roi-Soleil.
Nous parvenons à la hauteur de Jeannot !  Il est ravi, le dirlo sportif du Fafatrin.  Il exulte.  Sur une ardoise il a écrit « Courzidor à 30 ».  Il brandit le panneau sous les yeux exorbités de Giro qui secoue la tête désespérément.  A l’allure, où on l’entraîne vers la victoire, il a du mal à conserver son équilibre, le pauvre.
Béru, qui regarde gesticuler Jeannot, s’inquiète.

-      Cet abruti va couper le fil à gigoter commak.  Donne un coup de sauce, Gars. 

Docile, votre San-A., mes loutes !  Au service du Preux Béru.  Dévoué corps et biens, corps et âme, l’arme sur le pied de guerre.
Je frictionne le champignole.  L’aiguille marque 80.  Quelques secondes s’écoulent.  Je suis les embardées de Giro dans mon rétroviseur.  Il a pris le parti de pédaler à mort pour garder son équilibre.  La foule, médusée, se tait.  Un grand moment de l’histoire du cyclisme s’accomplit.
Nous rattrapons Jacques Anguenille, superbe pourtant dans son beau maillot vert de l’équipe des Moulins à Légumes Tournicoton.  Et puis c’est le maillot jaune Richard Pini que nous sautons sans façon.  Courzidor est en vue.  Il grimpe d’un bel élan, à coups de guiboles robustes. 
Han ! Han ! Han !  Il dodeline à peine le buste.  De temps à autre il file un coup de périscope par-dessus son épaule afin de mesurer son avance.  Nous le passons.  Il nous adresse un clin d’œil.  Mais soudain il pâlit mochement en voyant filer un météore à son côté.  Il tente d’accélérer.  Il accélère sans doute, mais que peut-on faire contre un type lancé à quatre-vingts à l’heure dans une côte ?  Il se sent battu, perdu, mystifié.  La Faucille lui coupe les jambes ! Elle le fait devenir marteau.
Nous voilà presque au sommet du col.

-          On largue les amarres au sommet ? je demande à mon « patron ». 

-          Qu’est-ce que t’en penses ? condescend-il. 

-          Ça vaudrait mieux, tracter un zig dans une descente en lacets, c’est pas prudent. 

Tout à coup, Béru pousse un cri.  Il vient de morfler un projectile dans le coin de la bouilloire.  Il porte la main à son oreille qui saigne et se penche sur la banquette de veau (les sièges sont en cuir).

-          Malédiction ! fait-il comme dans les romans d’Alexandre Dumas père. 

Et il recueille un très étrange objet : le râtelier d’Alonzo mordant toujours le bouchon.  Son ustensile à croquer les croque-monsieur, trop sollicité par la tension du filin, a choisi la liberté, au Condor.  Le fil de nylon élastique l’a ramené à nous.
Jolie pêche ! Belle prise !  Trois dents en or pour faire plus vrai dans ce damier complet !  Mazette, c’est un signe intérieur de richesse pour l’Espagne !  Maintenant le Condor vole bas.  Il est en pleine dérive.  Les cannes coupées, redevenues de plomb, brusquement.  Il a réintégré durement sa pesanteur originelle, Giro.  La reprise est dure avec la réalité.  Elle monte, la réalité !  Elle fait des boucles !  Elle est poussiéreuse !  Le soleil cogne dessus !  Et là-bas, plus bas, dans un virage, Courzidor, qui a aperçu le maillot quasi immobile de l’Espanche, trouve un regain d’énergie.
J’exécute une marche arrière.  On ne peut plus remettre ça avec le fil de nylon, y’a trop de monde.  Et puis le râtelier s’est brisé en mordant le lobe de Béru.  On ne peut qu’exhorter Alonzo.  Le doper de paroles !

-          T’es à deux cents mètres du col, Alonzo ! lui crié-je.  Du cran !

Il a un geste évasif.  Sa bouche ressemble à un casse- noisettes.  Une mâchoire en bec de marteau, il a pris le col de la Faucille.

-          Pédale, hé, feignant ! hurle la Béruche.  Tu te figures tout de même pas que tu vas faire le Tour en pullman ! 

-          J’ai plus mes dents ! fait-il en pleurnichant et en espagnol.

Bérurier qui a compris ricane :

-          Justement, tu risqueras plus de mordre la poussière ! 

Il se dresse sur ses pédales, le pauvre Condor, mais sans avancer.  Le Condor est toujours debout lorsque Courzidor débouche du dernier virage.

-          Fonce ! Fonce ! crie la foule. 

-          L’Espagne te regarde ! m’écrié-je. 

-          Et si t’as de mauvaises notes, Franco te fera fusiller en rentrant ! complète le Gros. 

Alonzo Giro a-t-il compris ?  Toujours est-il qu’il avance.  Un demi-tour de roue !  Un tour complet.  On s’égosille !  On le supplie !  Il remet ça…Mais Courzidor arrive inexorablement.
Béru replonge dans son inépuisable valoche.  C’est la corne d’abondance salvatrice !  Il ouvre une boîte, prend une pincée de quelque chose et laisse pendre la main hors de la portière.  La foule n’a d’yeux que pour Alonzo qui mollassonne et pour Courzidor qui fuse.  Plus que quinze mètres entre les deux coureurs !  Plus que dix…Plus que cinq…
L’Espagnol cherche son énergie dans la poche de son maillot et ne trouve pas.  Courzidor radine.  Plus que deux mètres.  Et voilà qu’il crie « Merde » et s’arrête.  Il a crevé.
Son directeur sportif Michel-Ange Gémi (célèbre parce qu’il n’a jamais gagné le Tour de France) se précipite avec une roue neuve.

Pendant qu’on remet en état la bicyclette de Courzidor, nous remontons au niveau de l’Espagnol.  Il récupère.  Y a rien qui dope mieux un champion que les déboires de ses concurrents.  Et puis la foule énorme rassemblée au sommet galvanise littéralement en scandant son préblaze. A-lon-zo, A-lon-zo !

Il retrouve ses forces, le king de la montagne.  Il se déhanche un bon coup.
Courzidor repart et redit « Merde » immédiatement parce qu’il vient de crever.  Un journaliste de La Pédale du Soir est en train de noter fiévreusement dans son carnet que « Dieu des sommets excommunie le courageux champion ».  L’image est de toute beauté et fera sûrement monter le tirage de La Pédale, ce qui n’est pas négligeable, vu que dans la presse il y en a beaucoup d’imprimés mais peu des lus.

-         
Il a pas de bol, compatis-je.

-          - Par contre, murmure Béru, il a toutes les semences de tapissier que je viens de larguer sur la route !  Si après ça Alonzo ne gagne pas l’étape c’est qu’il a du jus d’huître dans la canalisation !

-          Tu as fait ça ! m’étranglé-je.

-          Et alors !  Tout pour le succès de l’équipe ! […]

San-Antonio  « Vas-y Béru »


 

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