José Bruffaerts       Ecrivain Public

 

     
 

 


 
LA BALADE AU CLAIR DE LUNE


 

      Pierrot roule sa bosse un peu partout sur le vieux continent, appréciant avant tout son pays dont il aime opposer les larges vallées de la Flandre au relief tourmenté du sillon mosan.

Enthousiasmé par l’Ardenne, séduit par la Champagne, enchanté ailleurs, il ne compte plus les souvenirs. Mais c’est aux Grandes Alpes que revient le privilège de l’envoûtement. Empruntant la Route Impériale, notre héros contourna la Cime de la Bonette couronnée de nuages, connut des fortunes diverses dans sa majesté le Galibier et le massif de la Vanoise le vit braver les lacets de l’Iseran. Par ailleurs, à défaut de sommets enneigés, il s’offre à souhait les taupinières des pays plats.

Hélas, dans son for intérieur, notre homme reste sur sa faim. Il aspire en fait à rouler hors des sentiers battus et rêve d’une grande première. Il envisage les aventures les plus folles : un raid sur le toit de l’Europe, la traversée du Nouveau Monde, voire pénétrer dans les profondeurs de l’Extrême-Orient ; mais le fait de savoir que d’autres l’aient devancé le rend morose.
Il garde néanmoins cette foi qui transporte les montagnes et un beau soir, le septième jour après la nouvelle lune, alors qu’il commence à désespérer, il découvre enfin le terrain propice à ses ébats.

« Retiré dans un coin des mystérieuses « Carpates », les préparatifs du départ ont lieu dans un silence troublant. Une vive lumière blanchâtre et diffuse enveloppe cet étrange paysage. Notre randonneur mouline souplement. Un chemin, truffé d’éboulis et de cratères, l’oblige à maintes acrobaties pour rester en selle. En réalité, il s’agit une piste recouverte d’un énorme tapis de régolite. La poussière lui colle aux boyaux et aux narines mais ne le décourage pas. Bien au contraire, décidé plus que jamais, notre cyclo-trotter franchit haut la main cet obstacle et distingue à l’horizon « Les Monts Apennins ».

Une chaleur torride l’accable rendant la progression lente et laborieuse. Pas une âme, pas un souffle de vie, pas le moindre atome d’air. Suffoquant dans ce paysage aride, il tient bon et poursuit courageusement son chemin. Il aborde un sombre défilé dont les versants abrupts et déboisés ne le rassurent guère. Par bonheur, les problèmes mécaniques lui sont épargnés à cette heure.

Il défie cette montagne qui ne ressemble à aucune autre. Le monde sidéral ne le désarçonne pas.
A l’extrémité de cette succession de monts coincés entre deux mers, il entr’aperçoit « La Vallée des Alpes ». La route ne s’améliore pas pour autant. En effet, les nids de poule se dissimulent malicieusement sous l’épais manteau de poussière. La végétation est absente. A-t-elle seulement existé ? La piste se rétrécit et serpente le long d’une corniche surplombant le sinistre « Lac de la Mort ». Pierrot négocie très prudemment les virages. Ce serait vraiment trop bête de déjanter si près du but. Entre-temps, l’estomac est sur le point de lui descendre aux talons et il se souvient à temps du précepte de l’école stéphanoise qui préconise de « manger avant d’avoir faim et de boire avant d’avoir soif ».

Le crépuscule approche. La température s’adoucit, malgré tout Pierrot étouffe. La fatigue se fait sentir. Il s’arrête et range sa bécane en bordure du précipice. Levant les yeux vers le sommet de cette montagne de désolation, il tente d’escalader les ultimes mètres qui le séparent de la table d’orientation. Ce faisant, il trébuche dans la pierraille, chute dans les ténèbres de l’abîme et perd connaissance.

Combien de temps resta-t-il inconscient ? Mystère ! Ce n’est que beaucoup plus tard qu’il perçoit une présence floue à ses côtés. Il fait glacial maintenant ».

Brusquement, sursautant dans son sommeil, Pierrot s’aperçoit qu’il est allongé sur la descente de lit, grelottant de froid, dans une position bizarre, alors que son brave boxer lui fait des mamours.

Aïe ! Aïe ! Voilà ce qui arrive quand on veut prendre la lune avec les dents !


Revenant sur terre, notre héros prit la chose en bon philosophe et conclut : « Tout compte fait, cette histoire ne finit pas trop mal ; tout comme Pierrot lunaire, je me suis offert une magnifique balade cyclo-touristique sidérale. En plus, et non des moindres, tant que je n’y suis pas allé, mon rêve est intact ».

Et Pierrot fut repris par Morphée.
 


Printemps 1986


 

Autres fantaisies

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