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LA
BALADE AU CLAIR DE LUNE
Pierrot roule sa bosse un peu partout sur le vieux
continent, appréciant avant tout son pays dont il aime
opposer les larges vallées de la Flandre au relief tourmenté
du sillon mosan.
Enthousiasmé par l’Ardenne, séduit par la Champagne,
enchanté ailleurs, il ne compte plus les souvenirs. Mais
c’est aux Grandes Alpes que revient le privilège de
l’envoûtement. Empruntant la Route Impériale, notre héros
contourna la Cime de la Bonette couronnée de nuages, connut
des fortunes diverses dans sa majesté le Galibier et le
massif de la Vanoise le vit braver les lacets de l’Iseran.
Par ailleurs, à défaut de sommets enneigés, il s’offre à
souhait les taupinières des pays plats.
Hélas, dans son for intérieur, notre homme reste sur sa
faim. Il aspire en fait à rouler hors des sentiers battus et
rêve d’une grande première. Il envisage les aventures les
plus folles : un raid sur le toit de l’Europe, la traversée
du Nouveau Monde, voire pénétrer dans les profondeurs de
l’Extrême-Orient ; mais le fait de savoir que d’autres
l’aient devancé le rend morose.
Il garde néanmoins cette foi qui transporte les montagnes et
un beau soir, le septième jour après la nouvelle lune, alors
qu’il commence à désespérer, il découvre enfin le terrain
propice à ses ébats.
« Retiré dans un coin des mystérieuses « Carpates », les
préparatifs du départ ont lieu dans un silence troublant.
Une vive lumière blanchâtre et diffuse enveloppe cet étrange
paysage. Notre randonneur mouline souplement. Un chemin,
truffé d’éboulis et de cratères, l’oblige à maintes
acrobaties pour rester en selle. En réalité, il s’agit une
piste recouverte d’un énorme tapis de régolite. La poussière
lui colle aux boyaux et aux narines mais ne le décourage
pas. Bien au contraire, décidé plus que jamais, notre
cyclo-trotter franchit haut la main cet obstacle et
distingue à l’horizon « Les Monts Apennins ».

Une chaleur torride l’accable rendant la progression lente
et laborieuse. Pas une âme, pas un souffle de vie, pas le
moindre atome d’air. Suffoquant dans ce paysage aride, il
tient bon et poursuit courageusement son chemin. Il aborde
un sombre défilé dont les versants abrupts et déboisés ne le
rassurent guère. Par bonheur, les problèmes mécaniques lui
sont épargnés à cette heure.
Il défie cette montagne qui ne ressemble à aucune autre. Le
monde sidéral ne le désarçonne pas.
A l’extrémité de cette succession de monts coincés entre
deux mers, il entr’aperçoit « La Vallée des Alpes ». La
route ne s’améliore pas pour autant. En effet, les nids de
poule se dissimulent malicieusement sous l’épais manteau de
poussière. La végétation est absente. A-t-elle seulement
existé ? La piste se rétrécit et serpente le long d’une
corniche surplombant le sinistre « Lac de la Mort ». Pierrot
négocie très prudemment les virages. Ce serait vraiment trop
bête de déjanter si près du but. Entre-temps, l’estomac est
sur le point de lui descendre aux talons et il se souvient à
temps du précepte de l’école stéphanoise qui préconise de «
manger avant d’avoir faim et de boire avant d’avoir soif ».
Le crépuscule approche. La température s’adoucit, malgré
tout Pierrot étouffe. La fatigue se fait sentir. Il s’arrête
et range sa bécane en bordure du précipice. Levant les yeux
vers le sommet de cette montagne de désolation, il tente
d’escalader les ultimes mètres qui le séparent de la table
d’orientation. Ce faisant, il trébuche dans la pierraille,
chute dans les ténèbres de l’abîme et perd connaissance.
Combien de temps resta-t-il inconscient ? Mystère ! Ce n’est
que beaucoup plus tard qu’il perçoit une présence floue à
ses côtés. Il fait glacial maintenant ».
Brusquement, sursautant dans son sommeil, Pierrot s’aperçoit
qu’il est allongé sur la descente de lit, grelottant de
froid, dans une position bizarre, alors que son brave boxer
lui fait des mamours.
Aïe ! Aïe ! Voilà ce qui arrive quand on veut prendre la
lune avec les dents !
Revenant sur terre, notre héros prit la chose en bon
philosophe et conclut : « Tout compte fait, cette histoire
ne finit pas trop mal ; tout comme Pierrot lunaire, je me
suis offert une magnifique balade cyclo-touristique
sidérale. En plus, et non des moindres, tant que je n’y suis
pas allé, mon rêve est intact ».
Et Pierrot fut repris par Morphée.
Printemps 1986

bruffaertsjo@skynet.be
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