José Bruffaerts       Ecrivain Public

 

 

L 'ASSIETTA

 
 

 

L’été mil neuf cent quatre-vingt quinze tirait à sa fin. La nature reprenait ses droits en haute montagne.
Il y avait quelques temps déjà que le reportage d’un ami cyclotouriste décrivant la route des crêtes de l’Assietta m’avait séduit. L’image de cette piste m’avait envoûté comme jadis la « Lorelei » pour les bateliers du Rhin. Il y avait de quoi. D’ailleurs, pour être franc, je ne connais pas un chasseur de cols qui puisse rester indifférent à cet itinéraire. En quelque cinquante bornes, ce parcours ne totalise pas moins de onze cols au-delà de 2000 mètres d’altitude. Une courte variante permet même de porter ce total à treize. Un chiffre qui ne porte pas bonheur, paraît-il !

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il serait peut-être utile de situer le « Massif de l’Assietta ».
Un peu de géographie ne fait jamais de tort. C'est excellent pour dépoussiérer les étages de la mémoire.
Situons le massif des Alpes. Non ! Ce n'est pas vrai ! Vous avez un trou de mémoire. Alors, faites comme Poulidor, il a appris sa géo par cœur en roulant ses "Tours de France". C'est la méthode la plus efficace. Quant à la masse rocheuse de l'Assietta, elle sépare la vallée de la Doire Ripaire (Susa) de celle de Chisone dont la cité de Pinerolo fut, à l’époque de la monarchie de droit absolu en France, une place forte ou un verrou frontalier des Alpes piémontaises. Cette crête montagneuse se dresse entre la métropole italienne de Turin et Briançon, la sous-préfecture du département des Hautes-Alpes. Cette petite cité montagnarde doit ses lettres de noblesse à Vauban et au Tour de France. Voilà, chers lecteurs, pour le décrassage de votre mémoire. Avouez que je n'ai pas fait de l'excès de zèle dans mes commentaires ! Cela eût pu être pire !

Quoi qu’il en soit, cette route des crêtes, qui est une ancienne piste militaire, m’a réservé l’éventail complet des sensations que peu de randonneurs découvrent au cours de leurs pérégrinations. Cette piste m’a octroyé tantôt des surprises flirtant avec les voluptés procurées par les neiges éternelles de l’horizon, tantôt des déboires côtoyant les affres de l’enfer.



Lac de Serre-Ponçon

Voilà, pour le décor. Le moment est enfin venu d’entamer le récit.


Donc, un premier colchique pointait son nez dehors ! Un prématuré, assurément ! Quant à moi, à l’inverse des coureurs du Tour de France qui se voient gratifier d’une étape de transition seulement après deux semaines de course, je commençais par là. La première étape « Gap – Argentière-La-Bessée » longeait le cours de la Durance et ne comportait aucune difficulté majeure. Seul fait d’armes : je m' offris l’ascension du col de Pousterle pour tuer le temps. Ad honores. Si vous n'êtes pas chasseur de cols, n'essayez pas de comprendre !

Col de Pousterle

Col de Pousterle

Le moulin Papillon

Le moulin Papillon

Bivouac au « Moulin Papillon », un gîte d’étape où je fourbis mon vélo avant l’ascension des premiers grands cols.
Les trois sœurs m’installent à l’étage dans un petit dortoir où il n’y a pas une âme qui vive. Souper et veillée sans histoire. La « Michelin » est dépliée pour la énième fois et, malgré la distance restreinte de l’étape, j’écarte la route départementale en corniche au profit de la nationale qui lui fait face sur le versant opposé. Droit au but, rien de tel en randonnée.
Mon paquetage rejoint la « bique » avant le chant du coq. En silence, parce que toute la maisonnée se prélasse encore dans les bras de Morphée.
Chic ! Les filles ont préparé un copieux déjeuner que j’engloutis sur le pouce.

Briançon

Pont Asfeld

Me voilà donc pédalant allègrement, à la pique du jour, sur une nationale quasiment déserte qui va à Briançon. Je ne regrette pas mon choix de route quoique, si j’étais parti un peu plus tard dans la matinée, ce tronçon de route eût été probablement un calvaire à cause de la circulation.
Briançon. La ville basse s’éveille. Comme partout ailleurs en France, on observe un développement accru de l’agglomération en périphérie des villes. Briançon ne fait pas exception à la règle. C’est la large vallée de la Guisane qui éponge en grande partie cette explosion urbanistique. Je néglige le centre de la ville pour l’avoir visité déjà sous toutes ses coutures. En effet, puisque les fortifications de Vauban, notamment sa porte, m’ont déjà livré tous leurs dessous, ça ne me sert à rien de lanterner au pied des remparts qui n’intéressent personne en c’tte heure matinale.
Par contre, la route frontalière vers l’Italie voit son charroi et l’afflux de touristes s’accroître de minute en minute. Aussi, dès les premiers lacets du col de Montgenèvre, suis-je accueilli par les bonnes odeurs d'oxyde de carbone ! Comme dix ans plus tôt, je me retrouve coincé entre deux autocars qui crapahutent à allure poussive ! Mes poumons s’en tapent plein la caisse ! Ici, pas question de belles lignes droites comme dans le Lautaret. Au col, la station a pris de l’extension depuis mon dernier passage. Après quelques minutes de repos dans une des rares cafétérias ouvertes, j’ignore la stèle érigée en hommage à Napoléon et je dévale la montagne aride vers Clavière qui fait office de poste frontière entre la France et l’Italie. La localité fleurie dégage de la sympathie, une invitation à flâner que l’on ne retrouve pas sur les hauteurs.


Un rien plus bas, la petite cité piémontaise de Cesana Torinese fait le plein auprès du public italien. Elle grouille de touristes qui arpentent les ruelles proprettes. Les bacs de géraniums rouges et de pétunias pourpres alignés sur les appuis de fenêtres rivalisent d’éclat avec les brassées de pélargoniums d’un rose tendre qui reposent sur le seuil des demeures. J’ai l’impression d’assister à une orgie florale.

C’est l’heure du berger. Sans la présence de Vénus. Le temps est au gris et l’horizon est bouché. La promenade sur la crête de l’Assietta est donc remise au lendemain. Néanmoins, craignant la pluie, je me décide à franchir en vitesse les sept cents mètres de dénivellation qui me séparent du col de Sestrières (2033m). Ne pas devoir sécher mes frusques, c’est déjà ça de pris sur l’adversité. La route, qui développe un pourcentage constant, est roulante et s’élève dans une montagne perdue sous la tristesse.
La circulation est quasi nulle sur la voie d’accès qui mène à la station d’hiver de Sestrières. Pendant que je m’échine à mouliner, la plupart des touristes sont occupés à tendre la peau de leur ventre. Je déguste la tranquillité qu'ils me procurent. Car la largeur de la route est faite pour absorber un trafic dément tout au long de l'année.

Tous les sommets qui dominent la station de Sestrières sont perdus sous un ciel noir prêt à pleurer des larmes amères. Il fait frisquet. Malgré les rigueurs du climat, des brocanteurs venus des quatre points cardinaux exposent des vieilleries, des fonds de grenier et autres cochonneries. Du bric-à-brac de chineur. Sur ce marché aux puces improvisé, ma tenue estivale détonne entre les lainages et les anoraks des badauds.
Zut ! Le refuge est fermé pour travaux de restauration. Je me mets en quête d’un autre logis. Au bout de la quatrième tentative, j’échoue dans un hôtel quelconque qui me propose une chambre quelconque, baignant dans des relents de tabac quelconque avec vue sur des toits quelconques. Ce n’est pas le Pérou espéré mais comme le temps est couvert, il ne me reste rien de mieux à faire qu'à courir la prétentaine dans cette sinistre station de ski en attendant le ciel azur du lendemain matin. En effet, les folders touristiques proposaient, voire conseillaient vivement de parcourir la route des crêtes par grand bleu. De bon matin et de préférence après une nuit humide. Pour échapper aux nuages de poussière répandus sans vergogne par les véhicules 4x4. La plaie du randonneur cyclomuletier !

Mon appétit coliteux étant repu par les 1660 mètres de dénivelée matinale, je troque la « bique » pour des baskets de vadrouille en attendant des cieux meilleurs. Mais j’ai l’intuition, que dis-je, j'ai la prémonition qu’un grain de sable va gripper mon beau timing pourtant réglé comme du papier à musique. Je le sens mais comme je ne suis pas une pythonisse ni Madame Soleil, il n’y a plus qu’à me remettre entre les mains des bons augures. Repas frugal à la brune, séance d’empaquetage et grand détour dans les bras de Morphée.

Col et station de Sestrières

Je me réveille en sursaut. Sous ma fenêtre, une pluie frénétique martèle la toiture de l’appentis. Ma toquante indique une heure du matin. La situation n’est pas encore dramatique. N’empêche que mon moral accuse le choc. C'est encore trop tôt pour me faire un sang d'encre et je me rendors. Trois heures plus tard : même topo. "M…m…m…". Inconsciemment, j’élabore un scénario pour éponger la cata que m’impose ce temps pourri. Il fait trop infect pour que le temps se remette au beau dans les toutes prochaines heures. Il ne me reste plus qu’à faire mon deuil de la crête de l’Assietta. Randonner au-delà de 2000 mètres par temps bouché, passe encore ! Mais sillonner sous des éléments en furie comme voilà, ça jamais ! Pour une fois, je me résigne à suivre la voix de la raison. Celle-ci me suggère la résignation, c’est à dire replonger illico sous la couette. Je laisse filer la comète au hasard
.
Quelques heures plus tard. Un inquiétant silence me cueille au saut du lit. Je risque un œil par la fenêtre. C'est incroyable ce qui m’arrive ! Phébus se lève de bonne humeur. Bleu, rien que de l’azur sur toute la ligne. Il ne reste pas la moindre queue de nuage. Une fois de plus, la haute montagne tient sa promesse, à savoir qu’elle se lève très souvent sous un ciel lumineux.
Rien de tel pour donner un coup de fouet ! Aussi ne m’en faut-il pas plus pour accélérer mon départ ! D’après mes notes, cette troisième étape doit être le clou du périple. Va-t-elle répondre à mes espérances ? Allé-vélo-luia !

Le tout Sestrières se calfeutre encore douillettement qui dans les bras de Morphée, qui entre les miches de sa boulangère, qui sur le sein de son Dieu.

L’accès du colle Basset est facile à repérer. La piste caillouteuse prend son envol devant la « Résidence Bellavista », un des derniers immeubles en direction de Pinerolo. Il me revient avoir lu à maintes reprises que la piste convenait à toute randonneuse équipée de bons pneus. Je n’irai pas à l’encontre de cet avis mais quoi qu’il en soit, quel bonheur d’avoir opté pour le tout terrain ! En effet, d’emblée, la caillasse taillée en strate annonce la couleur. Les pneus sont éprouvés jusqu'à la chape. A la hauteur du premier relais du télésiège, une escouade de jeeps, qui fait quotidiennement la navette entre Sestrières et le terminal de la station en altitude, a labouré tous les virages et a transformé la piste en un infect bourbier. Ascensionner dans un nuage de poussière par sécheresse est une épreuve pénible mais la pluie et les sentiers boueux présentent parfois des obstacles bien plus épineux. A tout prendre, la sécheresse m’eût été plus salutaire. Mais ça, je laisse au lecteur de le trancher après lecture du récit.

Colle Basset

Colle Basset

Revenons à ce régal visuel que dévoile la crête de l’Assietta. Le sommet du colle Basset (2424m) offre de splendides échappées sur le Chaberton, les neiges éternelles du massif de la Vanoise et un coup d’œil sur l’à-pic vertigineux qui plonge dans la vallée d’Oulx. Le col vaut indiscutablement son pesant de panoramas. Sublime ! Un préalable est toutefois indispensable : la couverture nuageuse doit briller par son absence. Un ciel azur est la condition sine qua non pour le fameux ticket vers le septième ciel.

La piste en terre battue, malgré les ornières et les fondrières creusées par les engins motorisés, est un lieu privilégié pour les cyclotouristes contemplatifs. Elle se love sur les flancs d’une montagne grillée par le soleil. Sans effort, on passe de l’adret à l’ubac, sans s’en rendre compte, si ce n’est que l’on quitte le soleil pour l’ombre. Les colle Bourget (2299m) et di Costa Piana (2313m) sont ainsi pratiquement franchis en roue libre. Le chemin muletier redresse alors sèchement du col pour donner accès au Monte Genevris (2536m).
Dégringolade au colle Blegier (2381m) et re-grimpette à la Testa dell’Assietta (stèle) via le colle Lauzon (2497m) suivi du Colle (2483m). Bref, on roule entre ciel et terre. Entre le profane et le céleste. Dans l’antichambre du paradis. Excepté une bergerie isolée blottie au creux d’une combe et quelques vaches, la présence humaine, qui n’est pas encore parvenue à dénaturer cet environnement exceptionnel, est plutôt rare. C’est donc par une succession de séances de roue libre et de douces grimpettes qu'est atteint le carrefour du colle dell’Assietta (2472m), position stratégique où je décide de faire le point.

J’en profite pour me soulager quand tout à coup, un motard transalpin choisit ce moment précis pour surgir derrière moi. Il n’en faut pas plus pour qu’un randonneur solitaire se mette à tailler une bavette. N’exagérons rien ! Comme le compère ne cause que sa langue maternelle, je m’escrime en petit nègre « espérant tôt » lui soutirer un renseignement au sujet du sentier qui s’échappe vers les fortins del Gran Serin. Il se creuse un moment les méninges et me conte brièvement que, lors d’une escapade pédestre antérieure, il se souvient que le chemin ne se prête absolument pas à la pratique de la moto. Cette information ne me rassure pas des masses mais, c’est sans compter sur l’appétit inassouvi du chasseur de cols. La spontanéité de cet élan se justifie dès que le lecteur a saisi l’importance de la force d’attraction exercée par un col sur un chasseur de cols. Il a le même effet que l’aimant sur la limaille de fer. Soit, irrésistible.
Me voilà donc embarqué sur ce sentier à peine tracé. La matinée avance. Les nuages font leur apparition. Pas n’importe lesquels ! Des nuages gris, opaques et lourds qui sont décidés à me faire endosser leur humeur chagrine. Les pisse-vinaigre s’accrochent au flanc de la montagne comme des teignes. Néanmoins, ces trublions ne m’intimident pas trop et je me lance à l’assaut du colle Gran Serin (2540m). Non ! Sans blague ! Un peu de sérieux ! Je ne vais tout de même pas me débiner pour si peu, alors que quatre cols de plus de 2000 mètres en quelque dix bornes ne demandent qu’à se faire accrocher à mon tableau de chasse. C'est un renoncement qui serait indigne de la part d’un « cent cols ».
Trois jeeps s’en viennent à ma rencontre. C’est bon signe ! Le motard aura eu probablement un trou de mémoire. Autour de moi, la caillasse tient le haut du cloaque. Aride. Un monde minéral froid où la piste continue à se dégrader. Toutefois, toujours abordable pour un VTT. Chemin faisant, je débouche sur un replat qui, autrefois, a été le siège de casemates au vu des ruines qui encombrent le passage. En effet, je me situe tout bonnement sur la piste militaire DA SP 172 qui traverse le « Parco Orsiera Rocciavre ». Vestige stratégique qui appartient désormais à l’Histoire.



Piste militaire

Au-delà du colle Gran Serin, la voie se rétrécit et quelques passages scabreux me donnent à réfléchir. Des avalanches de pierre ont emporté la piste sur deux ou trois longueurs. En fait de chemin, il ne subsiste plus qu’un filet de terre carrossable large comme un pneu de moto. Tout le reste n’est qu’un éboulis. La désolation ! Une passeport pour l'éternité !

Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour venir traîner ma misère dans ce coin perdu ? En vitesse, je revisite mes classiques. Petite digression : les classiques sont une matière première indispensable pour entretenir et meubler les araignées que je chéris dans un coin de mon plafond. Il me souvient d’avoir lu quelque part que « la chaussée reste rocailleuse jusqu’au colle Gran Serin pour aboutir ensuite aux remarquables forts du Gran Serin. Au-delà, la montagne prend progressivement le dessus de la piste. Une extrême prudence est de rigueur sur cette sente étroite et périlleuse. Ce n’est pourtant pas l’enfer comme on pourrait le croire, mais bien le paradis… ». Pour ce qui est de l’aspect remarquable du fortin, je crains que l’auteur de ces lignes ait forcé un peu trop sur le gros rouge lors de son passage entre les ruines de l’ancienne place inexpugnable. Quant à la piste, ça colle à la réalité d’autant plus que des traces fraîches de pneus de moto attestent que le chemin est encore fréquenté. Ces petits riens me rassurent et me confortent dans ma décision de poursuivre ma quête sur cette sente. Mes idées ne font qu’un tour dans ma tête. En effet ! Sachant que si une moto force un passage, il est logique qu'un vélo bien plus léger puisse se promener là où le gros cube s'est faufilé.

Fort de ce raisonnement, j’étais persuadé que mon étoile était inaltérable. En outre, ce sentier ne pouvait aboutir que sous le colle delle Finestre (2176m).
C’en est fini du paysage. La purée de pois qui m’enveloppe, m’oblige à concentrer toute mon attention sur le sol où je mets les pneus. Le sentier reprend de l’altitude et, entre deux trouble-fête chagrins, j’aperçois à la dérobée des paysages vertigineux. Une montagne escarpée, nue, sèche, avec des précipices impressionnants. Le brouillard est épais au point qu’il m’impose une marche à tâtons. C’est plus du vélo, c’est de la démence ! Le moral tient le coup. Surtout que j’ai le pressentiment d’être tout près du sommet de la « Punta de Mezzodi », le point culminant du massif.
Bingo ! Voilà que j’entends des bruits étouffés d’enduro qui viennent à ma rencontre. Chic ! Je ne suis pas le seul dans cette galère !
Un premier motard apparaît comme un fantôme sortant d’une nébuleuse. Cinq complices suivent roue dans roue. J’interpelle le chef de file qui me confirme que je fais bonne route.

« Le colle delle Finestre est encore à plus de vingt minutes » s’empresse-t-il d’ajouter.

Ces derniers mots me font l’effet d’une douche écossaise. Il est trop tard pour faire demi-tour, je suis trop engagé à c’tte heure. Que voulez-vous faire contre mauvaise fortune, sinon pédaler et encore pédaler. Je maintiens le cap.

Sont ensuite franchis comme sur des roulettes, le colle di Vallon Creux (2552m) et le colle del Vallette (2551m). Ah ! Si ces fichus nuages avaient voulu déménager un instant de secteur ! Chimère que tout ça ! Au contraire, les vaches s’accrochent avec âpreté aux rochers, m’empestent l’existence et bouchent mon horizon. Après de petits travaux cyclo-herculéens, je me retrouve sur l’adret de l’univers rocailleux. Le paysage que j’entrevois, l’espace d’un éclair, me donne la chair de poule. L’abîme est omniprésent. Epoustouflant ! Etourdissant ! Dingue !
Brrr ! L’Assietta me propose-t-elle une descente aux enfers ?

Doucement ! Très prudemment, j’aborde la descente avec un maximum de concentration. Pour rendre le passage accessible, les ingénieurs ont eu recours à de nombreuses constructions en corniche. Altitude approximative : 2500 mètres. Pas une âme, pas une bestiole à l’horizon. Une inscription « In Memoriam » retient mon attention. Un petit gars qui apparemment n’a pas eu de bol. En face de la plaque commémorative, c’est le fatal plongeon dans les profondeurs incommensurables. Aïe ! Aïe ! Le ruissellement des eaux a raviné le chemin quelques virages en contrebas du Colle della Vecchia.

Colle della Vecchia

Soudain, la roue avant de la « bique » bute contre la paroi de la fondrière. Le vélo s’immobilise et verse légèrement sur son flanc droit. Du côté du précipice. Je mets un pied à terre, bascule en douceur la main droite en extension pour éviter la chute. Au contact de ma dextre, le bord de la piste, rendu meuble par les pluies de la veille, s’écroule comme un château de cartes et me fait piquer directo la tête la première dans l’abîme. Le prix du défi. Je chute trois mètres en contrebas sur une pente herbacée à 45 degrés parsemée d’écueils rocailleux. Roulant boulant, mon corps, désarticulé comme un pantin, prend immédiatement une vitesse vertigineuse. Inénarrable !
Incontrôlable ! L’herbe mouillée accentue l’effet de glisse. De cabriole en culbute, je n’ai pas le temps de m’apprêter à comparaître devant l’Eternel ! Qu’est-ce qui m’attend au fond du ravin ?


L’écrasement contre un roc ? De la charpie pour choucas ? Chaque rebond me vaut une volée de coups. A tout prix, il me faut mettre fin à cette dégringolade sinon j'ai mon blanc seing pour le broyeur de tête pressée qui trône sur l'étal du boucher de Fenestrelle .

Je refuse de rendre les armes. Une première tentative d’accrocher un gros caillou échoue d’un rien. La valse en arrière repart de plus belle. Une dizaine de mètres plus bas, grâce à l' instinct de survie poussé à son paroxysme, je glisse une fraction de seconde sur le dos, mon talon gauche bloque net la chute.
Eberlué, contusionné, abasourdi, je me ramasse tout à trac. Le tocsin sonne le glas dans ma tête. Un silence mortel règne dans ce trou. Vivant, je suis vivant ! Est-ce bien vrai ? J’ai du mal à le croire car je me suis vu rayer du monde des vivants. Cette gamelle relève du miracle ! Soit ! Mais passer l'arme à gauche sans aller à confesse, ça n'est pas très catholique ! Le bon Dieu m'accorde donc encore une chance de faire amende honorable !


Un balluchon passe près de moi, rebondissant en souplesse d’une pierre à l’autre et s’en va se coincer contre un amas d’éboulis. C’est mon « Gore Tex » qui descend en dilettante. Mon thorax et mes bras me font souffrir le martyre. En revanche, peu d’écorchures et de blessures ouvertes. Grâce probablement aux multiples pelures de vêtements que j’avais enfilées avant d’entamer la descente. Sans le réflexe de la dernière chance, il y a gros à parier que mon sort eût été fixé pour l’éternité. Quelques mètres de plus et un ramassis d’éboulis se chargeait de me réduire en une bouillie sanguinolente. De la hure à la sauce « fenestrelle » !

Je fais un demi-tour sur moi-même. C’est absolument ahurissant ce que je vois. Je n’en crois pas mes yeux. Trente mètres au bas mot me séparent du muret qui soutient la piste ! L’horreur ! Que faire ? Mais…le moral à zéro est un luxe qui m’est présentement interdit. Il me faut absolument m’extraire de ce piège à rats. Premier souci : récupérer le « Gore Tex ».
Deux choses me chagrinent ! Primo, je ne parviens pas à localiser l’endroit exact de la chute. Secundo, où est passé la « bique » ? Qu’est-elle devenue ? L’idée de fixer les lieux pour la postérité me passe par la tête. Las, je n’en ai pas le cœur et puis ça me fait horriblement mal d’aller farfouiller dans la poche dorsale du maillot. Il y a plus urgent à c’tte heure !

Crapahuter, c’est ce qui me reste de mieux à faire. Et vite ! Car le risque d’immobilisation en cas de refroidissement est imminent. A quatre pattes, je remonte maladroitement la rampe jusqu’au pied du muret. Ensuite, il me faut franchir ce redoutable obstacle haut de cinq mètres. Dur…dur de garder la tête froide quand on vient de se ramasser une pelle mémorable ?

Faisant abstraction des meurtrissures, je m’applique à mettre en pratique, un tant soit peu, les principes élémentaires de la varappe qu’un bon copain de la belle époque s’était évertué à ancrer dans ma caboche. Bien choisir les prises et bien décoller le corps de la paroi. Facile à dire ! Une hantise me colle à la peau. Si je dévisse, ça sera irrémédiablement la fin des haricots.
Horriblement difficile ! L’exercice que je m’impose est inhumain. C’est celui de la dernière chance. Donc, je risque le tout pour le tout.
Grâce probablement à mes bons états de service, le bon Dieu des cyclos ne m’a pas lâché !
Allé-vélo-luia !
Une fois parvenu sur le muletier, jetant un œil dans le vide, je vois la « bique » qui gît complètement désarticulée une dizaine de mètres en contrebas. Beaucoup plus vers la droite. Ma chute a été de traviole ce qui explique mon état déboussolé d’un instant plus tôt. Le VTT affiche un piteux état mais, contre toute attente, les sacoches sont encore arrimées au porte-bagages. Il n’en faut pas plus pour que j’aille y voir de plus près malgré la réticence de mes os brisés.


De grâce, pitié ! "Epargne-nous tes frasques kamikazes ! " me crient-ils de concert.

La « bique » paraît moins abîmée qu’au premier coup d’œil. Le guidon a pivoté d’un demi-tour à droite. Le cadre, que j’ai cru brisé, est intact. Quoique ! Quoique le hauban inférieur droit me donne l’impression d’être plié. De toute façon, ce qui est une certitude, c’est qu’il n’est pas du tout symétrique à l’autre côté. Encore que ! En un mot comme en cent, je ne suis plus sûr de rien. Je suis paumé. Mon premier soin est de détacher les sacs du vélo. Ensuite, séance laborieuse de ramping ! Voilà un sport à recommander à ceux qui ont un problème de cage thoracique ! Quelques mouvements de reptation et la vie s’éclate dans la caisse !
Chassant vaille que vaille les sacoches devant moi, je m’échine ainsi jusqu’au pied du mur effondré. Une fois les bagages sur le chemin, je redescends en enfer chercher la bécane. Le tocsin bat la chamade dans ma poitrine. Comment vais-je m’y prendre pour remonter la bique » ? C'est pas le moment de faire des phrases de coiffeur. Pour la première fois de ma vie, il me faut réinventer l'eau tiède.

Dans un premier temps, cette entreprise me paraît irréalisable. La tirer à bout de bras relève de l’impossible. Mais comme un Ménapien est aussi un peu Français sur les bords ( le Français n’est-il pas le seul à avoir des idées !), je commence par redresser le guidon et puis, entourant ce dernier d’un élastique extenseur, je la traîne jusqu’au pied du muret effondré.
Problème ? Comment faire maintenant pour la remonter sur la piste ?
Puisant au plus profond de mon être mes ultimes forces, je prends la roue avant à pleines mains. Ensuite, je bascule la « bique », lui faisant prendre une position non conventionnelle. La roue avant perpendiculaire à celle de l’arrière ! Position verticale et, sautillant d’éboulis en éboulis sur sa roue arrière, la « bique » retrouve enfin son domaine de prédilection qui est le chemin. Combien de temps s’est-il écoulé depuis la chute ? L’archange « Végalo » me le dira le jour si je vais au paradis !
Par contre, cette opération de récupération pompe le reliquat de mon énergie. Ajustage rapide du guidon, de la chaîne et du patin de frein arrière. Arrimage des bagages. Une furieuse envie me tenaille soudainement le ventre : « Décamper sur-le-champ de ce trou à rats ».
Il me semble que le guidon s’est rapetissé. Gênant ! Une douleur lancinante me martèle le bas du dos à la moindre irrégularité de la piste. Atroce ! Ce n’est qu’au bout d’un certain laps de temps que je remarque que le « Gore Tex » manque à l’appel. Que le diable l’emporte ! Avec ma bénédiction ! Je n’ai pas le courage de faire demi-tour. Le bilan exact des dégâts matériels, c’est pour plus tard. Comme que je me situe à plus de 50 kilomètres de Pinerolo, mes préoccupations sont d’un tout autre ordre.
Parvenu sur la route de Susa-Fenestrelle, située à 300 mètres sous le Colle delle Finestre, je brûle ma dernière cartouche pour un ultime baroud d’honneur : « Epingler le col à mon tableau de chasse ». Je refuse de me plier à la voix de la raison si près du but. Quoi qu’il advienne !
Extrêmement dur ! Aux limites du supportable. Complètement malade le mec, me direz-vous ! Sans nul doute. Mais quand on est fêlé, un peu plus ou un peu moins, ça ne risque pas de changer le cours de l’histoire.

En vérité, le cœur n’y est plus. La route en terre battue zébrée de rigoles m’en fait voir de toutes les couleurs. Du jaune pâle, mon rictus vire au citron avec un zeste de vert si trouille. Les idées noires ne me lâchent plus les baskets. Le paysage diapré ne m’intéresse plus. Pourtant le passage sur les hauteurs de Dépôt est un véritable régal visuel.
Une idée fixe me trotte dans la caboche : rallier au plus vite l’hôpital civil de Pinerolo, une petite ville piémontaise blottie dans la vallée de Chisone.

Quinze heures. Mon épigastre hurle de faim. Normal ! Voilà deux jours que je n’ai plus ingurgité quelque chose de chaud. Je m’arrête à Roure en quête d’une pizzeria. Broquette ! La cuisine est fermée. Quant au bistrot du village, il n’a rien de mieux à m'offrir qu’un coup de rouge. Mon coupe-vent en charpie, mes ecchymoses et mon désarroi laissent le patron et les joueurs de cartes tout à fait indifférents. Ils ne daignent même pas lever la tête. Cette sécheresse de cœur, cette impassibilité, voire ce dédain constituent la cerise sur le gâteau de ma déconfiture.

Une heure plus tard, je me présente, le ventre creux et la mine défaite pour un contrôle médical aux urgences de « l’Ospedale ». Simplement pour un examen sommaire car je me méfie du contrecoup qui pourrait me clouer au lit le lendemain matin. On dirait que ma bécane connaît le chemin par cœur puisqu’elle rentre dans l’établissement comme un pigeon dans son pigeonnier.
A quoi ressemble l’hosto ? J’en sais trop rien. Par contre, une bouffée d'acide phénique me saoule dans le sas d'arrivée des urgences. « Avanti », le cirque peut commencer !

Automne 1995

(Suite du récit dans "Vol au-dessus d'un nid de marmottes" disponible chez l'auteur)

 

bruffaertsjo@skynet.be

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