José Bruffaerts       Ecrivain Public

 

 

Tribulations d’un cyclo dans la « Doyenne »

 
 

 


Pierrot, un footballeur reconverti au cyclotourisme, s’était mis dans l’idée d’accrocher à son palmarès toutes les grandes classiques cyclos telles que Tilff-Bastogne-Tilff, la Flèche de Wallonie, Mons-Chimay-Mons, etc. Les longues distances ne lui faisaient pas peur puisque, peu d’années auparavant, il s’était déjà attaqué à un voyage itinérant long de 1000 km en quatre étapes.
"Tilff, un village dans la banlieue de Liège. Ce jour-là, un géant de la construction de Bruxelles sombrait dans le maelström des enfers. Exit à jamais du monde des affaires. Les engins et les baraques de chantier sur les hauteurs de Werbomont avaient été pillés sous la vague de flotte qui inondait l’Ardenne. Mais ça, Pierrot devait l’apprendre un peu plus tard.
Pour l’heure, trempé comme un canard, il se réfugia dans le premier bistrot venu au pied de la côte d’Houffalize.
La coupe était pleine. Voilà plus de 5 heures déjà qu’il moulinait comme un automate sous un manteau de pluie. « Contempler furtivement la face pile des cyclos » tel avait été son unique distraction jusque là. Pas très jojo faut-il en convenir ! Même qu’il en fut tout retourné lorsqu’un congénère galérien lui intima l’ordre d’aller sucer une autre roue que la sienne. Et lui de se laisser décoller aussitôt de peur d’être conspuer. Mais il n’était pas au bout du rouleau. Lui qui se croyait bon sportif de niveau honorable se vit clouer sur place par un unijambiste sur les hauteurs de Bertogne. Ce dernier ne lui adressa même pas un coup d’œil au passage. Pas de charité pour les « has been ». Il ne lui restait qu’une échappatoire : « Sombrer dans la plus humble des humilités ». Pierrot étrenna là sa première leçon de cyclotouriste. La terre d’accueil n’était vraiment pas au rendez-vous. Quant aux vocables « pittoresque, panorama, site », ils ne figuraient pas au menu du jour. Une bonne dizaine de kilomètres plus loin, nouveau coup de buis sur la place publique de Bastogne. Pierrot qui sentait la flotte dégouliner le long de son échine s’arrêta à hauteur du char et vit force cyclos faire peau neuve qui dans des automobiles, qui dans des caravanes, qui dans des tavernes. Lui grelottait au point de passer l’arme à gauche. Le coup de grâce se profilait à l’horizon. Dans la descente sur Houffalize, des rafales de grésil lui martelèrent le visage jusqu’à le mettre à vif. Cette fois, ça dépassait les bornes ! La déconfiture était consommée. Plus question à cette heure de crapahuter dans Tilff-Bastogne-Tilff et il s’engouffra dans le bistrot.



WIBRIN: Souvenir de 45



Accueilli par une forte odeur de tabac, il se dirigea vers une table coincée derrière un poêle de Ciney qui ronflait et se mit à exécuter un effeuillage laborieux devant un parterre de touristes éberlués. Tous les yeux se scotchèrent sans exception sur le nuage de vapeur qui s’échappait au-dessus de ses épaules. Il réquisitionna plusieurs sièges et les aligna devant le fourneau devant lequel il mit ses frusques à sécher. L’état pitoyable de Pierrot, qui ressemblait à un arlequin délavé, suscita aussitôt de la part des commensaux un courant de sympathie à son égard. De fil en aiguille, les questions habituelles se mirent à fuser. Pierrot allait-il battre sa coulpe devant les autres en proclamant ses négligences, omissions ou étourderies contre les règles élémentaires de sa passion ? Oh ! que non. Il n’y avait pas de raison quoiqu’il ne fût encore qu’un néophyte en matière de randonnée au long cours. Mais comme il cultivait déjà la sainte horreur de la voiture balai, le seul reproche qu’on aurait pu lui faire, eût été de se mettre en route par un temps de déluge. Et ça, ses interlocuteurs ne s’en privèrent pas. Ils le tancèrent même vertement. Comme un garnement qu'on aurait surpris le doigt dans le pot de confiture. Or, maître "Gaster" avait été alimenté à heure et à temps. Donc, il n’éprouvait aucune fatigue anormale et, excepté le jus qui suintait hors de ses loques comme une madeleine, tout était donc bien dans le meilleur des mondes. Il ne lui restait qu’à patienter que ses effets reprennent une allure décente.
Entre-temps, une ribambelle d'anges passa, détrempés, et deux brunes au goût de framboise requinquèrent un rien notre Pierrot. Comme il se décidait à rejoindre le point de départ par la tangente, voilà qu'un timide rayon de soleil se mit à percer le plafond gris de fer qui écrasait la vallée. Dilemme au sommet de la côte. Rentrer par la voie directe c'est à dire se farcir 70 km de nationale ou réintégrer la troupe qui se profilait sur des kilomètres de long.
Un sursaut de courage eut le dernier mot. Par la même occasion, il boucla sa première classique cyclo dans les règles de l'art.

 

Mai 1981
 

bruffaertsjo@skynet.be

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